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Abstract: The Court of Justice of the European Union is once again invited to rule on the conciliation between animal welfare and freedom of religion. Mainly relying on the lack of consensus among the Member States, the Court finds that a national legislation introducing an obligation of reversible stunning is admitted according to Regulation (EC) 1099/2009, art. 13 TFEU and art. 10 of the Charter of Fundamental Rights of the European Union.
Keywords: ritual slaughter – animal welfare – freedom of religion – margin of appreciation – internal market – reversible stunning.
I. Propos introductifs et objet de la controverse
"Selon un proverbe connu, généralement attribué à Mahatma Gandhi, on reconnaît la grandeur d’une nation à la manière dont les animaux y sont traités. Si tel est le cas, la question qui nous occupe mérite une attention particulière".[1]
Tenus en 2016 par l’Avocat général Wahl dans ses conclusions sous l’affaire Masterrind, de tels propos auraient également pu l’être dans l’affaire C-336/19 du 17 décembre 2020, où la Cour est pour la troisième fois appelée à se prononcer sur le rapport entre liberté religieuse et bien-être animal.
Valorisé depuis 1992 par le biais d’une simple déclaration,[2] puis par celui d’un protocole,[3] le bien-être animal est désormais "constitutionnalisé" et figure à l’art. 13 TFUE au sein d’une clause transversale. Cette disposition commande aux institutions de l’Union européenne et aux Etats membres de "tenir pleinement compte" du bien-être animal dans la formulation et la mise en œuvre de politiques limitativement énumérées, parmi lesquelles figurent notamment celles du marché intérieur, des transports, de la pêche ou encore la politique agricole commune. Adopté justement dans la perspective de mise en œuvre du marché intérieur, le règlement (CE) 1099/2009[4] sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort ne peut que se conformer à cette disposition, et prévoit à cet effet le principe de l’interdiction d’abattage sans étourdissement dans l’Union européenne (art. 4(1)), principe auquel il peut être dérogé dans le contexte d’exigences religieuses (art. 4(4)). Tel un jeu de poupées russes, le règlement prévoit néanmoins une exception à cette exception, lorsqu’il autorise les Etats membres à opter pour des mesures plus protectrices du bien-être animal, et ce notamment dans le contexte de l’abattage rituel (art. 26(2)(1)(c)). C’est dans ce contexte que fut sollicitée la Cour de justice de l’Union européenne, à la suite de l’adoption par le gouvernement flamand d’un décret visant à mettre fin à toute forme d’abattage sans étourdissement, érigeant l’obligation de recourir, a minima, à un étourdissement réversible. Plus précisément, il s’agissait pour le juge de Luxembourg de déterminer si oui ou non l’art. 26(2)(1)(c) du règlement pouvait être interprété comme autorisant une législation nationale introduisant une obligation absolue d’abattage avec étourdissement préalable telle que celle en cause, et si, le cas échéant, le règlement était conforme au droit de l’Union et plus particulièrement au droit à la liberté de manifester sa religion.
II. De l'importance de l'étourdissement préalable: le cas particulier de l'étourdissement réversible
Introduite dès 1974[5] dans l’ordre juridique communautaire, à une époque où le droit primaire était pourtant silencieux sur les questions relatives au bien-être animal, l’obligation de procéder à un étourdissement préalable constitue désormais la "pierre angulaire"[6] du règlement (CE) 1099/2009. En effet, ce principe clé concrétise la protection du bien-être animal, cette dernière étant "l’objectif principal"[7] de la règlementation en cause. Si la Cour de justice va par la suite radicalement s’éloigner des conclusions rendues par l’Avocat Général Hogan, tous deux s’accordent néanmoins sur un point: en matière d’abattage, l’étourdissement préalable est la méthode la plus apte à garantir le bien-être animal, ou à tout le moins, celle qui lui "porte le moins atteinte".[8] En effet, il permet de déclencher chez la bête un état d’inconscience lui empêchant ainsi d' "intégrer les informations de l’environnement"[9] susceptibles de générer chez elle de la peur, du stress, de la douleur et concourt donc à la satisfaction des cinq libertés utiles à la garantie du bien-être animal.[10] Comme elle l’avait déjà affirmé en 2019 à l’occasion de l’arrêt Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoirs (OABA), la Cour rappelle d’une part que l’étourdissement préalable à la mise à mort constitue une obligation pesant sur les opérateurs économiques concernés, d’autre part que l’abattage sans étourdissement ne dispose que d’un caractère strictement exceptionnel, celui-ci n’étant autorisé "qu’à titre dérogatoire dans l’Union, et uniquement afin d’assurer le respect de la liberté de religion",[11] en raison notamment de son incapacité à "atténuer la douleur, la détresse, et souffrance de l’animal aussi efficacement qu’un abattage précédé d’un étourdissement".[12]
L’objet de la controverse ne tient pas tant à la question de savoir si la consommation de viande obtenue "rituellement" fait partie intégrante de la liberté religieuse, en tant que composante du forum externum: "la Cour a déjà jugé que l’abattage rituel relève de la liberté de manifester sa religion".[13] Le caractère inédit de l’arrêt réside en réalité dans la spécificité de l’étourdissement en cause. Contrairement à l’étourdissement "classique", l’étourdissement réversible comporte la particularité de ne pas engendrer la mort de l’animal dès lors qu’il n’est suivi d’aucun acte finalisé à une telle issue. Il est donc, a priori, apte à instaurer un certain équilibre entre les deux "objectifs parfois contradictoires"[14] que sont d’une part la protection du bien-être animal, d’autre part le droit fondamental à la liberté religieuse puisque les préceptes religieux imposent, entre autres, que l’animal ne soit pas mort au moment de l’abattage, que celui-ci soit abattu au moyen de la jugulation, et qu’il se vide totalement de son sang. Comme dans l’arrêt Liga van Moskeeën en Islamitische Organisaties Provincie Antwerpen,[15] la Cour refuse de se faire l’interprète de la religion et s’abstient quant aux aspects afférant à l’orthodoxie religieuse. Il ne lui appartient pas de décider si oui ou non l’abattage réversible est conforme aux préceptes des religions concernées. Elle va toutefois délimiter l’étendue de la liberté de manifester sa religion, en précisant que le fait d’imposer un étourdissement préalable réversible ne constitue pas une atteinte au contenu essentiel de l’art. 10 de la Charte des Droits Fondamentaux de l’Union, en ce qu’il "se limite à un aspect de l’acte rituel spécifique que constitue ledit abattage, ce dernier n’étant pas prohibé en tant que tel".[16] Consciente des souffrances engendrées par l’abattage sans étourdissement, la Cour va non seulement maintenir la tendance jurisprudentielle suivie depuis quelques années, mais plus encore, elle va la renforcer en tolérant une législation nationale telle que celle en cause, en raison notamment de l’ample liberté laissée aux Etats membres dans la détermination du rapport entre l’Etat et les questions cultuelles. Si l’importance de l’étourdissement préalable est indéniable pour limiter au mieux les effets néfastes de l’exploitation animale, il convient de ne pas en exagérer les effets. Pour reprendre les mots de l’Avocat général Wahl, "toutes les formes de mise à mort sont par nature violentes et, par conséquent, problématiques du point de vue de la souffrance animale".[17] L'étourdissement préalable semblerait donc être, comme la démocratie pour Churchill, la "moins mauvaise" des méthodes.
III. L'existence de sensibilités européennes comme justification à l'autonomie des Etats membres dans la détermination du rapport bien-être animal et religion
Afin de justifier dans un premier temps la validité du règlement puis, dans un second temps, la compatibilité de la législation belge avec l’art. 10 de la Charte, la Cour va largement fonder son raisonnement sur la liberté dont disposent les Etats membres dans la détermination des rapports entre l’Etat et les religions. Pour ce faire, elle va s’appuyer sur la notion de subsidiarité, avant de faire appel au mécanisme de la marge d’appréciation. Tous deux sont motivés par l’absence de consensus sur la question.
Alors que la Cour avait déjà affirmé ne voir en l’art. 4(4) qu’un "engagement positif du législateur de l’Union d’assurer le respect effectif de la liberté de religion",[18] l’Avocat général Hogan y décèle quant à lui un "choix politique que le législateur de l’Union était habilité à faire",[19] plaidant ainsi pour une interprétation restrictive de l’art. 26(2)(1)(c) du règlement, qui opèrerait d’ores et déjà l’équilibre entre les intérêts en jeu et ne laisserait planer aucun doute sur la solution qui devrait s’imposer à la Cour. Et pourtant, c’est une solution aux antipodes des préconisations précitées que va retenir la Cour, estimant à l’inverse que le règlement "ne procède pas lui-même à la conciliation nécessaire entre le bien-être animal et la liberté de manifester sa religion".[20]
C’est en préférant examiner les arts 4 et 26 au regard de l’ensemble auquel ils appartiennent, et recherchant l’origine de leur existence à l’aide notamment des considérants, que le juge de Luxembourg parvient à une telle conclusion. Il ressort d’une part que c’est justement la présence au sein du règlement de ces deux dispositions, qui permet aux Etats membres d’établir cette délicate conciliation, tantôt en garantissant l’accès à l’abattage rituel, tantôt en offrant la faculté aux Etats qui le souhaitent d’aller au-delà du standard minimum pour valoriser le bien-être animal en optant, le cas échéant, pour le maintien ou l’adoption de normes plus protectrices. D’autre part, si antagoniques semblent-elles, ces deux dispositions partagent en réalité la même justification, à savoir l’existence d’opinions divergentes. La garantie de la liberté religieuse, incarnée par l’art. 4(4), est une expression du principe plus général de pluralisme - en l’occurrence religieux – qui traduit la diversité des convictions présentes dans une société. De la même manière, l’introduction de l’art. 26(2)(1)(c) dans le règlement en cause tient sa légitimité du fait que "les dispositions [de l’Union] applicables aux abattages rituels, [issues de la directive 93/119], avaient été transposées de manière différente selon les contextes nationaux et que les dispositions nationales prennent en considération des dimensions qui transcendent l’objectif du présent règlement".[21] Le règlement (CE) 1099/2009 se borne donc à accueillir la cohabitation des disparités interétatiques et intraétatiques, voire intracommunautaires.
En tout état de cause, cette prise de distance défendue par le juge de l’Union n’a en réalité rien de très surprenant. Une telle neutralité à l’égard des rites religieux est explicitement prévue par la seconde partie de l’art. 13 TFUE, dont la raison d’être tient aussi bien de la sensibilité de la thématique qu’encore une fois de l’attachement de l’Union à la diversité, qu’elle porte jusque dans sa devise. En effet, l’obligation incombant aux institutions européennes et aux Etats membres de "tenir pleinement compte" du bien-être animal dans la formulation des politiques mentionnées cède devant les dispositions nationales en matière notamment de rites religieux. Si l’Union européenne se garde donc bien d’opérer ladite conciliation, elle n’exhorte toutefois pas les Etats membres à faire primer la liberté de manifester sa religion sur le bien-être animal, mais leur laisse simplement l’autonomie, au titre d’un "certain degré de subsidiarité",[22] d’opérer la "synthèse entre les attentes éthiques et sociétales et les connaissances scientifiques"[23] dans le respect des instruments de protection des droits fondamentaux. Ainsi, il n’appartient pas au législateur européen de "définir de manière claire et précise les circonstances dans lesquelles le bien-être animal cède devant la garantie de la liberté religieuse",[24] celui-ci n’ayant, par le biais du règlement (CE) 1099/2009, qu' "[encadré] la conciliation qu’il incombe aux Etats membres d’effectuer entre ces deux valeurs".[25]
Enfin, la prise de distance de l’Union va également s’observer à l’occasion du contrôle de la conformité de la législation belge avec la liberté religieuse, conformément à l’art. 52 de la Charte. Se fondant là encore sur "l’absence de consensus au niveau de l’Union"[26] et sur l’existence de "raisonnables divergences" au sein des Etats quant à la détermination des rapports entre l’Etat et les religions, la Cour réaffirme le refus du droit de l’Union de procéder au "juste équilibre" auquel elle se réfère au point 71 de son arrêt, celui-ci supposant un choix politique. La Cour renforce encore l’autonomie dont bénéficient les Etats dans cette conciliation, allégeant son contrôle à l’aide du mécanisme de la marge d’appréciation, les autorisant dès lors à "décider si, et dans quelle mesure, une restriction au droit de manifester sa religion est ‘nécessaire’".[27] Recourir à un tel outil au titre de la neutralité n’est toutefois pas si neutre qu’il n’y paraisse, et constitue déjà un certain choix politique, reflété par la jurisprudence particulièrement protectrice du bien-être animal, produite ces dernières années.[28]
Le degré de subsidiarité et l’ample marge d’appréciation laissés aux Etats membres s’expliquent tous deux par l’existence de disparités, de divergences, elles-mêmes engendrées par la diversité. Et c’est en raison de cette diversité que le bien-être animal va être protégé, alors que c’est aussi en vertu de la diversité qu’il peut légitimement subir des limitations. Ainsi, on assiste à une valorisation d’un autre genre d’idéologies, dans un contexte qui lui est particulièrement réceptif.
IV. La valorisation croissante d'une éthique animale: une prise en compte jurisprudentielle de la sensibilité des européens à l'égard de la protection animale
Que le législateur de l’Union prenne en compte les perceptions des européens à l’égard d’une thématique n’a rien de nouveau, ni d’extraordinaire. Il ne s’agit là que de l’expression du principe fondamental qu’est le principe démocratique, garant de la prise en compte des opinions des citoyens européens,[29] reflétées à l’intérieur de multiples législations, dont l’adoption est en partie légitimée par le souhait de ceux-ci d’assister à une protection accrue des animaux.[30] A contrario, le fait pour la Cour de fonder la solution du litige auquel elle est soumise sur l’attachement des européens au bien-être animal est une première en la matière. Dans son arrêt OABA, la Cour avait, bien sûr, justifié sa stricte interprétation du règlement (CE) n. 834/2007 à la lumière de la perception qu’a le consommateur des produits issus de l’abattage rituel, mais il s’agissait davantage de considérations d’ordre économique vouées à la protection du consommateur. En 2020, la Cour amorce un changement de direction: celui d’une prise en compte des valeurs des sociétés actuelles et donc de la sensibilité européenne, n’allant toutefois pas jusqu’à mentionner, à l’inverse de l’Avocat Général Hogan, l’existence "d’objections religieuses, de conscience ou morales"[31] à la souffrance animale. La prise en considération de cette opinion est opérée prudemment par le juge de l’Union, qui infère le caractère proportionné de la mesure belge de l’évolution des valeurs en Europe, affirmant en effet qu’ "à l’instar de la CEDH, la Charte est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles et des conceptions prévalant de nos jours dans les Etats démocratiques, de sorte qu’il convient de tenir compte de l’évolution des valeurs et des conceptions, sur les plans tant sociétal que normatif, dans les Etats membres".[32] Le bien-être animal est donc non seulement un objectif d’intérêt général apte à venir limiter un droit fondamental, mais également une valeur qui occupe une place toujours plus importante dans l’esprit des européens. La Cour ne se trompe effectivement pas en affirmant que, de plus en plus, les citoyens de l’Union plaident en faveur du bien-être animal. En témoignent par exemple les diverses initiatives citoyennes européennes introduites depuis le début des années 2010 qui prétendaient de la Commission qu’elle propose des législations plus protectrices du bien-être animal, tantôt au bénéfice des vaches laitières,[33] tantôt à celui des animaux en cage.[34] Un tel engagement a par la suite été réaffirmé en 2016, lorsqu’il fut établi que la protection du bien-être des animaux d’élevage revêtait un caractère important pour 94 pour cent d’Européens, tandis que 82 pour cent jugeait qu’il devrait être mieux protégé qu’il ne l’était à ce moment-là.[35]
L’arrêt en cause n’a pas pour unique conséquence de protéger le bien-être animal en tant que tel, mais participe aussi - bien que la Cour ne le mentionne pas – à la protection des droits d’autrui, à savoir la liberté de religion, de conscience et de pensée des individus dont les choix de vie sont orientés par la conviction que les animaux sont dignes de protection. D’une part, l’art. 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et l’art. 10 de la Charte des Droits Fondamentaux de l’Union européenne ne couvrent pas uniquement les opinions religieuses. Ils se réfèrent en effet aux libertés "de pensée, de conscience, et de religion" impliquant toutes trois "la liberté de manifester sa religion ou sa conviction".[36] Chacun a donc, a priori, le droit de manifester ses convictions, religieuses comme laïques. Or, la commercialisation dans les circuits "classiques" de viande abattue rituellement sans que le produit ne le renseigne[37] pourrait bien venir limiter cette liberté. L’interdiction belge d’abattre un animal sans étourdissement, couplée à l’obligation d’indiquer le lieu d’abattage de l’animal,[38] permettra donc désormais aux individus de s’assurer du respect de leurs convictions en se procurant uniquement de la viande d’animaux abattus en Belgique. D’autre part, sont aussi protégées les convictions religieuses différentes de celles des requérants. Comme le souligne la Cour, il n’existe pas de consensus au sein des cultes sur la question. Cela signifie donc qu’à l’intérieur des communautés religieuses concernées, certains jugent que l’abattage sans étourdissement n’est pas une obligation religieuse, voire plus, peut-être estiment-ils même que leur religion s’y oppose, en raison des souffrances qu’il implique. Le pluralisme ne s’épuise pas dans la considération des courants majoritaires présents au sein des communautés religieuses mais doit également couvrir les convictions les plus discrètes. De manière indirecte, cet arrêt permet donc de valoriser les convictions animalistes des individus, qu’elles soient philosophiques, religieuses, morales, laïques…[39]
Par cet arrêt, les cartes sont redistribuées, et ne peut plus être affirmé que "[la protection des animaux] doit, dans certaines circonstances, céder devant l’objectif encore plus fondamental de garantir les libertés et convictions religieuses"[40]. Au contraire, la thèse proposée par la juridiction communautaire viendrait plutôt conforter certaines prises de position novatrices, parmi lesquelles celle de l’audacieuse jurisprudence judiciaire italienne, qui affirme depuis 2017 qu’il existe bel et bien un "intérêt (humain) à ne pas voir souffrir les animaux".[41]
V. Le marché intérieur garant de la liberté religieuse
Au-delà des motifs à peine évoqués, c’est aussi l’analyse de l’impact qu’est susceptible d’occasionner la législation belge sur la pratique de la religion, qui va permettre à la Cour de justice de déduire le caractère proportionné de l’ingérence. Dans une affaire relative à l’interdiction des abattages dits "domestiques", la Cour européenne des droits de l’Homme avait déjà jugé qu’aucune ingérence dans la liberté religieuse ne pouvait être observée dès lors que les membres des communautés concernées avaient accès à des produits conformes aux prescriptions imposées par leur confession.[42] La Cour de justice de l’Union européenne va également s’attarder sur l’aspect de l’approvisionnement en l’analysant au prisme des règles relatives au marché intérieur. En effet, le règlement (CE) 1099/2009, en ce qu’il est avant tout voué à mettre en œuvre le marché intérieur, interdit aux Etats de refuser l’importation sur leur territoire de viande obtenue selon des procédés moins protecteurs du bien-être animal. C’est donc en raison de cette disposition – que respecte le décret litigieux – que la Cour de justice va estimer que les individus concernés ne rencontreront pas de difficultés à consommer de tels produits, faisant en outre remarquer que "la majorité des États membres autorisent, au titre de l’article 4, paragraphe 4, de ce règlement, l’abattage sans étourdissement préalable".[43] En principe les règles afférentes à la libre circulation des marchandises ont plutôt tendance à limiter la garantie du bien-être animal dans l’Union européenne.[44] Les différents instruments d’harmonisation réitèrent constamment l’idée selon laquelle la garantie du bien-être animal cède devant celle du marché commun.[45] De la même manière, certaines législations nationales en faveur du bien-être animal ont déjà capitulé devant de telles exigences. Tel était notamment le cas dans l’affaire Compassion in World Farming[46], où était en cause une législation britannique qui organisait des restrictions à l’exportation de veaux vivants, mise en place afin d’éviter qu’ils soient soumis dans d’autres Etats à certaines méthodes d’élevage que ne cautionnait pas l’Etat membre. Et pourtant, dans l’affaire en cause, ce sont justement les règles du marché intérieur qui vont se révéler les garantes de la liberté religieuse, et le salut du bien-être animal. En effet, c’est parce qu’il existe une libre circulation des marchandises entre les Etats membres de l’Union européenne, et que certains d’entre eux maintiennent la possibilité de ne pas procéder à un étourdissement en cas d’abattage rituel, que les communautés religieuses situées en Belgique n’auront pas à craindre pour leur approvisionnement, et partant, que la mesure flamande est compatible avec la liberté religieuse. On ne peut toutefois s’empêcher de se demander ce qu’il adviendrait dans l’hypothèse où tous les Etats membres de l’Union européenne viendraient à interdire l’abattage sans étourdissement préalable…
VI. Réflexions conclusives et perspectives d'évolution de la législation européenne en matière d'abattage des animaux
En tolérant l’existence de législations nationales portant l’interdiction absolue d’un abattage sans étourdissement, la notion de "souffrance évitable", caractéristique des instruments de protection du bien-être animal, fait l’objet d’une redéfinition de ses contours, puisque n’est plus inévitable celle engendrée par l’abattage rituel. L’étau se resserre donc et la liste des souffrances utiles et inévitables est raccourcie dans l’Union européenne, déjà caractérisée par l’éloignement qu’elle présente au regard d’autres ordres juridiques plus laxistes à ce sujet.[47]
Néanmoins, le compromis offert par l’étourdissement réversible pourrait difficilement être érigé en une obligation à l’intérieur de l’ordre juridique communautaire, qui s'apprête d'ailleurs à subir de profondes transformations en matière de bien-être animal dans le cadre de la nouvelle stratégie "From Farm to Fork" de la Commission.[48] En effet, après plus d’une décennie sans modification, les règlementations relatives au transport[49] et à l’abattage des animaux devraient prochainement[50] être révisées à la lumière des progrès scientifiques, afin notamment d’en élargir le champ d’application, et d’en assurer la correcte application, celle-ci constituant un obstacle avéré à la protection du bien-être animal.[51] L'arrêt en cause, si favorable soit-il aux animaux d'élevage, pourrait se révéler être un frein à l’introduction d’une telle disposition dans le futur cadre règlementaire européen en matière d'abattage. Il arrête une interprétation stricte de l’art. 13 TFUE, estimant que celui-ci constitue une limite dans l’aptitude du législateur européen à opérer la conciliation entre le bien-être animal et les législations des Etats membres en matière de rites religieux. Tout au plus, la future règlementation européenne pourrait porter mention de la possibilité pour les Etats de recourir à l’abattage réversible.
Enfin, cet arrêt réjouira peut-être les adeptes de l’approche welfariste[52] mais aura une résonance bien dérisoire chez les abolitionnistes, pour qui l’idée même d’abattre un animal est proscrite, quelles qu’en soient les modalités.[53]
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European Papers, Vol. 6, 2021, No 1, European Forum, Insight of 14 April 2021, pp. 57-67
ISSN 2499-8249 - doi: 10.15166/2499-8249/451
* Diplômée du Master 2 de Droit européen des affaires de l'Université Jean Moulin Lyon 3, eve.buland@gmail.com.
[1] Affaire C-469/14 Masterrind ECLI:EU:C:2016:47, conclusions de l'AG Wahl, para. 1.
[2] Déclaration n. 24 relative à la protection des animaux [1992].
[3] Protocole n. 10 sur la protection et le bien-être des animaux [1997].
[4] Règlement (CE) n. 1099/2009 du Conseil du 24 septembre 2009 sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort.
[5] Directive 74/577/CEE du Conseil du 18 novembre 1974 relative à l’étourdissement des animaux avant leur abattage.
[6] Affaire C-336/19 Centraal Israëlitisch Consistorie van België e a. ECLI:EU:C:2020:695, conclusions de l'AG Hogan, para. 52.
[7] Affaire C-336/19 Centraal Israëlitisch Consistorie van België e a. ECLI:EU:C:2020:1031 para. 42.
[8] Affaire C-497/17 Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoirs ECLI:EU:C:2019:137 para. 47.
[9] C Terlouw, Rapport sur les conditions d’abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 20 septembre 2016, audition du 12 mai 2016, disponible à: www.assemblee-nationale.fr.
[10] Organisation mondiale de la santé animale (OIE), Code sanitaire pour les animaux terrestres du 2019, art. 7.1.2(2).
[11] Centraal Israëlitisch Consistorie van België e a. cit. para. 43.
[12] Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoirs (OABA) cit. para. 48.
[13] Centraal Israëlitisch Consistorie van België e a. cit. para. 52.
[14] Centraal Israëlitisch Consistorie van België e a., conclusions de l’AG Hogan, cit. para. 57.
[15] Affaire C-426/16 Liga van Moskeeën en Islamitische Organisaties Provincie Antwerpen e a. ECLI:EU:C:2018:335. Voir para. 51: "l’existence d’éventuelles divergences théologiques sur ce sujet ne saurait, en elle-même, infirmer la qualification en tant que 'rite religieux' de la pratique relative à l’abattage rituel".
[16] Centraal Israëlitisch Consistorie van België e a. cit. para. 61.
[17] Affaire C-426/16 Liga van Moskeeën en Islamitische Organisaties Provincie Antwerpen ECLI:EU:C:2017:926, conclusions de l’AG Wahl, para. 108.
[18] Liga van Moskeeën en Islamitische Organisaties Provincie Antwerpen e a. cit. para. 56.
[19] Centraal Israëlitisch Consistorie van België e a., conclusions de l’AG Hogan, cit. para. 87.
[20] Centraal Israëlitisch Consistorie van België e a. cit. para. 47.
[21] Ibid. para. 45.
[22] La Cour se réfère à cette notion à de multiples reprises. Voir les paras 18, 45, 69, 71 de l’arrêt présentement commenté.
[23] L Mirabito, Rapport sur les conditions d’abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale, audition du 30 juin 2016.
[24] Centraal Israëlitisch Consistorie van België e a., conclusions de l’AG Hogan, cit. para. 62.
[25] Centraal Israëlitisch Consistorie van België e a. cit. para. 47.
[26] Ibid. para. 67.
[27] Ibid.
[28] Et cela aussi bien en matière de liberté religieuse (Voir: Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoirs (OABA) cit.; Liga van Moskeeën en Islamitische Organisaties Provincie Antwerpen e a. cit.) que dans le champ des libertés économiques (Voir: affaire C-219/07 Nationale Raad van Dierenkwekers en Liefhebbers and Andibel ECLI:EU:C:2008:353; affaire C-355/11 Brouwer ECLI:EU:C:2012:353; affaire C-424/13 Zuchtvieh-Export ECLI:EU:C:2015:259; affaire C-592/14 European Federation for Cosmetic Ingredients, ECLI:EU:C:2016:703).
[29] Art. 11(1) TUE.
[30] A titre d’exemple, voir le considérant 1 du règlement (CE) n. 1523/2007 du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2007 interdisant la mise sur le marché, l’importation dans la Communauté ou l’exportation depuis cette dernière de fourrure de chat et de chien et de produits en contenant; le considérant 12 de la directive 2010/63/UE du Parlement européen et du Conseil du 22 septembre 2010 relative à la protection des animaux utilisés à des fins scientifiques; ou encore les considérants 4 et 5 du règlement (CE) n. 1007/2009 du Parlement européen et du Conseil du 16 septembre 2009 sur le commerce des produits dérivés du phoque.
[31] Centraal Israëlitisch Consistorie van België e a., conclusions de l’AG Hogan, cit. para. 62.
[32] Centraal Israëlitisch Consistorie van België e a. cit. para. 77.
[33] Initiative Directive européenne sur les vaches laitières enregistrée le 10 mai 2012, europa.eu.
[35] Eurobaromètre spécial 442, Attitude des Européens à l’égard du bien-être animal, étude commandée par la Commission européenne, direction générale Santé et Sécurité Alimentaire et coordonnée par la Direction générale Communication, publié en mars 2016, 5-6, op.europa.eu.
[36] Affaire C-157/15 G4S Secure Solutions ECLI:EU:C:2017:203 para. 26.
[37] Voir: P Durand et C Marie, L’Europe des animaux. Utiliser le levier européen pour la cause animale (Alma éditeur 2019) 138-139. Par ailleurs, cet aspect est aussi mentionné par l'AG Hogan, voir: Centraal Israëlitisch Consistorie van België e a., conclusions de l’AG Hogan, cit. para. 62.
[38] Art. 13 du règlement (CE) n. 1760/2000 du Parlement européen et du Conseil du 17 juillet 2000 établissant un système d’identification et d’enregistrement des bovins et concernant l’étiquetage de la viande bovine et des produits à base de viande bovine, et abrogeant le règlement (CE) n. 820/97 du Conseil.
[39] Les convictions animalistes peuvent bien entendu être à la fois être éthiques et religieuses, éthiques et philosophiques. Voir à cet égard: P Llored, Une éthique animale pour le XXIème siècle. L’héritage franciscain (Médiaspaul 2021).
[40] Centraal Israëlitisch Consistorie van België e a., conclusions de l’AG Hogan, cit. para. 62.
[41] Cour de cassation italienne, troisième section pénale, 17 janvier 2017, n. 30177, para. 5.3: “interesse (umano) alla non sofferenza dell’animale” (traduit par l’auteur).
[42] CourEDH, Cha’are shalom ve tsedek c. France, requête n. 27417/95 [27 juin 2000], voir plus précisément para. 82.
[43] Centraal Israëlitisch Consistorie van België e a. cit. para. 78.
[44] Même s’il faut admettre que sans les instruments de droit dérivé utiles à la réalisation du marché commun, il serait difficile de garantir le bien-être animal. En effet, les traités européens ne contiennent aucune base juridique propre à l’adoption de législations directement vouées à sa protection.
[45] Voir par exemple le considérant 7 de la directive 2010/63/UE cit.: "[…] Dans l’intérêt des animaux et pour autant que le fonctionnement du marché intérieur n’en soit pas affecté […]".
[46] Affaire C-1/96 Compassion in World Farming ECLI:EU:C:1998:113.
[47] TL Bryant et M Sullivan, 'Pourquoi la législation américaine sur la protection des animaux ne ‘tient’ pas toujours, et la voie à suivre' in S Hild et L Schweitzer (dir), Le bien-être animal: de la science au droit (L’Harmattan 2018) 135-156.
[48] Communication COM/2020/381 final de la Commission du 20 mai 2020, Une stratégie "De la ferme à la table" pour un système alimentaire équitable, sain et respectueux de l'environnement.
[49] Règlement (CE) n. 1/2005 du Conseil du 22 décembre 2004 relatif à la protection des animaux pendant le transport et les opérations annexes et modifiant les directives 64/432/CEE et 93/119/CE et le règlement (CE) n. 1255/97.
[50] Le projet de plan d’action de la Commission indique qu’elles devraient avoir lieu en 2023. Voir: Communication COM/2020/381 final cit.
[51] Sur les problèmes d’effectivité des législations européennes relatives au bien-être animal, voir: Assemblée Nationale, rapport d'information sur la protection du bien-être animal au sein de l'Union européenne, enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 16 septembre 2020. Disponible à: www.assemblee-nationale.fr.
[52] S Donaldson et W Kymlicka, Zoopolis cit. 12-13.
[53] IJH Duncan, 'Le bien-être animal: une brève histoire' in S Hild et L Schweitzer (dir), Le bien-être animal cit. 32.