Une analyse critique de l’arrêt Coman: déconstruction de la consécration de l’obligation de reconnaissance du droit de séjour du conjoint homosexuel

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Abstract: The Coman case (judgment of 5 June 2018, case C-673/16, Coman and Others [GC]) gave the CJEU the occasion to clarify the existence under EU law of an obligation to recognize the indirect right of residence – according to Art. 21 TFEU – of the spouse of a same-sex marriage. The reasoning of the CJEU is based on the autonomous concept of “spouse”, which ought to be read as gender neutral. The Court also rejected the idea of using constitutional identity as a tool to consider the homosexual nature of the union as a limit to the freedom of movement stemming from the Treaties. This Insight analyzes the decision of the CJEU from the standpoint of queer theory. In doing so, it shows the importance of this judicial reasoning in the current legal and political context and how it challenges a discourse of heteronormativity at the same time that it does not require that the homosexual be presented as “normal”.

Keywords: European citizenship – right of residence of the homosexual spouse – autonomous and gender neutral concept of spouse – constitutional identity – queer theory.
 

I. Introduction

L’arrêt Coman, rendu par la Grande Chambre de la Cour de justice de l’Union européenne le 5 juin 2018,[1] est l’une de ces décisions qui ont attiré l’attention non seulement des juristes mais également de la société civile. En effet, la CJUE affirme qu’un mariage homosexuel, légalement célébré, doit être reconnu dans tous les États membres aux fins des droits des citoyens de l’Union de circuler et de séjourner librement sur le territoire de ces États.

I.1. Le contexte factuel de l’affaire

Relu Adrian Coman est un citoyen roumain et américain qui épouse à Bruxelles en 2010 Robert Hamilton, citoyen américain, son compagnon depuis 2002. Après des années de relation à distance, le couple décide de s’établir en Roumanie et demande aux autorités roumaines d’octroyer à Mr Hamilton un droit de séjour de plus de trois mois, en tant que membre de la famille d’un national roumain. Les autorités refusent, arguant du fait que le mariage entre personnes du même sexe n’est pas reconnu en droit civil interne. Contestant cette décision devant les juridictions roumaines, le couple soulève en première instance une exception d’inconstitutionnalité des dispositions du code civil roumain en question. La Cour constitutionnelle roumaine, saisie de la question, actionne donc le mécanisme de renvoi préjudiciel et demande à la CJUE des clarifications concernant l’interprétation à donner à la directive 2004/38 (relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres) lue à la lumière de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (Charte) et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. La Cour constitutionnelle demande à la CJUE de clarifier: 1) si la notion de conjoint retenue par la directive s’applique à un ressortissant d’un État non-membre légalement marié avec un citoyen de même sexe, conformément au régime juridique d’un État membre ; 2) et si, dans l’affirmative, un État membre est tenu par la directive d’accorder un droit de séjour de plus de trois mois au conjoint de même sexe à ce titre ou si 3), dans la négative, il doit avoir bénéficié de ce droit de séjour en tant qu’ “autre membre de la famille” ou “partenaire” au sens de la directive.

I.2. Le contexte historique de l’affaire

Resituant l’arrêt dans une perspective plus large, celui-ci s’inscrit dans un contexte historique particulier où plusieurs juridictions suprêmes et supranationales ont contesté l’attitude du pouvoir à l’égard des droits des individus LGBTIQA+.

Un premier type de discours juridictionnel est illustré par l’opinion dissidente du juge Dedov à la décision de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Bayev c. Russie en juin 2017, concernant les manifestations d’individus qui s’opposaient aux lois russes interdisant la “promotion des relations sexuelles non traditionnelles”.[2] Celui-ci argumente que: “en l’espèce, la démonstration répond à la finalité inverse: informer sur les relations sexuelles non traditionnelles, en exposant ainsi davantage les enfants au risque d’abus sexuels. […] Chacun sait que les enfants sont vulnérables et crédules du fait de leur manque d’expérience et de leur incapacité à juger. Les enfants peuvent facilement s’intéresser à toutes sortes d’informations ou d’idées, en particulier celles ayant trait aux relations homosexuelles, sans en comprendre la nature. L’idée que les relations sexuelles entre personnes de même sexe sont normales engendre de fait chez l’enfant une situation dans laquelle il se sent prêt à s’engager dans ce type de relations simplement en raison de la curiosité qui caractérise son esprit”.

Ce type de discours désigne l’individu homosexuel comme déviant, comme anormal; son orientation sexuelle ne mériterait même pas de protection juridique.

À l’inverse, le discours juridictionnel de réaffirmation des droits fondamentaux tend à donner une image différente de l’individu homosexuel. Le 6 septembre 2018, la Cour suprême indienne déclare inconstitutionnelle la section 377 du code pénal, loi coloniale[3] qui criminalisait les rapports homosexuels comme étant “contre-nature” (“carnal intercourse against the order of nature”). Dès les premières lignes de cette décision d’environ 500 pages, le ton de la Cour est celui du libre cours de l’identité individuelle: la Cour commence en citant Goethe (“I am what I am, so take me as I am”) et Schonephauer (“No one can escape from their individuality”), pour terminer en déclarant la disposition en contradiction avec le droit à la vie privée, à l’égalité et à la dignité et que “Members of the LGBT community are entitled, as all other citizens, to the full range of constitutional rights including the liberties protected by the Constitution”.[4] Ce type de posture inscrit le sujet homosexuel dans une logique de “normalité“.

En revanche, le 24 novembre 2017, la Cour interaméricaine a adopté une opinion consultative fondamentale sur l’identité de genre et les droits des couples de même sexe.[5] La Cour y définit l’identité de genre comme le “vécu intérieur et individuel du genre de la manière dont chaque personne le ressent, ce qui peut correspondre ou pas avec le sexe attribué au moment de la naissance”.[6] Elle y réitère que l’orientation sexuelle et l’identité de genre sont des catégories protégées par la Convention, ce qui interdit toute norme ou pratique discriminatoire à leur égard. Elle souligne que l’absence de consentement au sein des pays membres quant à l’octroi de certains droits à ces catégories ne permet pas pour autant de restreindre leurs droits ou de perpétuer la discrimination historiquement et structurellement manifestée à leur encontre.[7] La Cour affirme clairement que la Convention ne protège pas un modèle donné ou figé de famille et que l’idée de famille ne saurait certainement pas être limitée au schéma de couple hétérosexuel. Les États ont donc une obligation internationale de protection des droits patrimoniaux, mais pas exclusivement, découlant de tout lien familial, sans discrimination au profit du lien hétérosexuel.[8] En allant au-delà d’une logique de normalité, le discours de la Cour tend davantage à protéger le sujet homosexuel de toute forme de discrimination, sans pour autant en banaliser l’identité.

Dans ce contexte s’inscrit la décision Coman de la CJUE, qui vient consacrer en droit de l’Union l’interprétation neutre du point de vue du genre de la notion de conjoint et le fait que les droits issus des libertés de circulation du citoyen de l’Union s’étendent donc au conjoint homosexuel. Comme l’affirme l’AG Wathelet,[9] “le problème juridique au centre du litige dans l’affaire au principal n’est pas celui de la légalisation du mariage entre personnes de même sexe mais celui de la libre circulation d’un citoyen de l’Union”. En raison de la morphologie du contentieux de l’Union, l’affaire se distingue des décisions qui portent exclusivement sur la perspective des droits fondamentaux, ce qui sera au cœur de cette mise en abyme.

II. Une articulation contestable entre droit primaire et secondaire en matière de libre circulation

La première question posée à la CJUE est celle du fondement juridique sur lequel il convient de décider l’affaire. En effet, la Cour constitutionnelle roumaine avait limité ses questions préjudicielles à la signification à attribuer aux dispositions de la directive 2004/38. Or, en suivant l’Avocat général,[10] la CJUE constate d’emblée que celle-ci n’est pas applicable car son art. 3 limite son champ aux conditions d’entrée et de séjour de “tout citoyen de l’Union qui se rend ou séjourne dans un État membre autre que celui dont il a la nationalité, ainsi [que les] membres de sa famille, tels que définis à l’article 2, point 2), qui l’accompagnent ou le rejoignent”. Celle-ci ne permet pas de fonder un droit de séjour au profit d’un membre de la famille d’un citoyen d’un État membre dans le territoire de cet État.[11]

L’arrêt Coman s’inscrit dans un mouvement jurisprudentiel d’élargissement du champ d’application des règles relatives à la libre circulation. On peut distinguer deux typologies d’affaires dans la jurisprudence de la Cour, en introduisant une distinction entre “deux types de droit au séjour, l’un fondé sur la volonté de ne pas séparer les familles, même en l’absence de mouvement interne à l’Union, l’autre sur l’épanouissement d’une vie familiale sur l’intégralité du territoire de l’Union”[12]. C’est dans ce deuxième cas de figure qu’il convient de ranger l’affaire Coman.

Ici, la CJUE réitère sa jurisprudence Lounes et rappelle que, même si la directive n’est pas applicable, les ressortissants d’un État tiers qui sont membres de la famille d’un citoyen de l’Union peuvent tirer directement du droit primaire un droit de séjour dérivé, plus particulièrement de l’art. 21 TFUE.[13] Cela avait donné lieu à une jurisprudence où le droit primaire était interprété à la lumière du droit secondaire: en l’absence de précisions fournies par le traité quant à la consistance de ces droits, afin de les rendre opératoires la Cour avait transposé les dispositions de la directive qui clarifiaient les contours et limites du droit de séjour. Cette démarche est contestable d’un point de vue systémique, comme l’a souligné l’AG Szpunar dans ses conclusions sur l’affaire McCarthy.[14]

La Cour infléchit ici quelque peu son raisonnement, en suivant son arrêt O et B:[15] comme les conditions d’octroi du droit sur le fondement de l’art. 21 ne sauraient être plus restrictives que celles prévues par la directive 2004/38, cette dernière doit s’appliquer “par analogie”.[16] Le résultat demeure néanmoins sensiblement le même,[17] ce qui fait surgir des doutes d’un point de vue de pureté du raisonnement juridique. Sans doute par crainte d’être accusée d’activisme judiciaire, la Cour préfère donner du contenu à l’art. 21 TFUE non pas en utilisant le discours de principes généraux mais préfère appliquer mutatis mutandis le régime juridique de la directive, raisonnement qui ne semble pas moins critiquable.

III. La notion autonome de “conjoint”

Dans un premier temps, la CJUE rappelle que les membres de la famille (ressortissants d’un État tiers) du citoyen de l’Union tirent du droit à une vie familiale normale reconnu à celui-ci un droit dérivé de séjour.[18] Il faut donc savoir si un conjoint du même sexe peut bénéficier de ce même droit. La Cour affirme que “la notion de ‘conjoint’, au sens de la directive 2004/38, est neutre du point de vue du genre et est donc susceptible d’englober le conjoint de même sexe du citoyen de l’Union concerné”[19].

C’est bien de ce concept neutre qu’il faut parler, puisque la directive ne contient pas de renvoi au droit interne pour la définition de celui-ci.[20] La Cour justifie donc cette conclusion par la technique des notions autonomes. La nécessité du recours à cette technique est expliquée par l’Avocat général comme découlant des “exigences tant de l’application uniforme du droit de l’Union que du principe d’égalité”. Celles-ci impliqueraient que “les termes d’une disposition du droit de l’Union qui ne comporte aucun renvoi exprès au droit des États membres […] doivent trouver, dans toute l’Union, une interprétation autonome et uniforme”. Une telle interprétation doit être guidée par le contexte de la disposition et la recherche de son effet utile.[21]

La notion autonome de conjoint, au sens de la directive, est un concept neutre du point de vue du genre, s’analysant par rapport au seul ordre juridique de l’Union et non pas par rapport aux ordres internes. La solution n’allait pas de soi, dès lors que les formulations retenues par la jurisprudence précédente auraient pu conforter une interprétation fermée:[22] il suffit de penser à l’arrêt D. c. Conseil qui avait clairement affirmé qu’ “il est contant que le terme de ‘mariage’, selon la définition communément admise par les Etats membres, désigne une union entre deux personnes de sexe différent”.[23]

La jurisprudence de la CJUE à cet égard a évolué sur deux lignes parallèles: une première série de cas est représentée par des renvois préjudiciels concernant des situations de discrimination sur le lieu de travail, une seconde série de cas portait sur le contentieux de la fonction publique européenne.[24] Cette dernière est représentée par l’arrêt D. c. Conseil précité, qui n’a été partiellement reviré que par une affaire W. c. Commission de 2010. Le tribunal de la fonction publique prend acte de la réforme portée par le règlement 723/2004 introduisant une équivalence de statut entre le mariage et les partenariats enregistrés et, lisant ses dispositions à la lumière de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme et de la Charte, affirme que les partenaires de même sexe ont également droit à l’allocation de foyer, indépendamment des dispositions du droit national applicable.[25]

Les renvois préjudiciels ont suivi une évolution similaire. Dans un arrêt Grant de 1998, la Cour se fondait sur le manque de consensus parmi les États membres concernant les droits des couples homosexuels et l’absence de compétence de l’Union pour affirmer que les employeurs n’avaient pas une obligation de non-discrimination de ces derniers, s’agissant d’une situation différente par rapport à celle des conjoints de même sexe.[26] Un pas en avant avait été opéré par l’arrêt Maruko, où la Cour a affirmé que si le droit national prévoyait une équivalence de droits, alors il existait bien une obligation de non-discrimination, notamment en matière de droits liés à la sécurité sociale.[27]

Cette situation, reposant sur l’absence d’harmonisation législative au sein des États membres, créait un manque de sécurité juridique important pour les couples de même sexe et la Cour se montrait timide quant à l’application des droits de libre circulation issus des traités.[28] À cet égard, le raisonnement dans l’affaire Coman est innovant. En raisonnant en termes de notion autonome propre au droit de l’Union, l’État membre ne saurait invoquer son droit national pour s’opposer à la reconnaissance du mariage homosexuel non contemplé dans son propre espace normatif. Refuser le droit de séjour au conjoint homosexuel d’un citoyen de l’Union qualifie donc le comportement étatique d’entrave à la libre circulation.[29]

L’arrêt Coman fonctionne donc sur une logique particulière qui est celle de l’obligation de reconnaissance. Celle-ci est un mécanisme classique du droit européen de l’intégration, comme en atteste sa définition dans l’affaire Cassis de Dijon: “il n’y a […] aucun motif valable d’empêcher que des boissons alcoolisées, à condition qu’elles soient légalement produites et commercialisées dans l’un des États membres, soient introduites dans tout autre État membre”.[30] Cette solution, étant fondée sur la liberté de circulation,[31] a été étendue à plusieurs domaines, y compris les questions concernant le droit international privé de la famille. Dans ce domaine, l’obligation de reconnaissance des situations légalement acquises à l’étranger, issue de la libre circulation, imposerait en effet une sorte de “portabilité du statut personnel”.[32] En ce sens, l’affaire Coman se rapprocherait singulièrement des affaires portant sur le nom de famille (de Grunkin-Paul[33] à Bogendorff[34]), dès lors que c’est “l’absence de possibilité de mener une vie familiale transfrontière qui est constitutive de l’entrave à la liberté de circulation”.[35]

IV. L’invocation de l’identité constitutionnelle à l’encontre de son propre citoyen

On sait bien qu’au sens de la jurisprudence de la Cour, une entrave peut être justifiée si elle répond à des considérations objectives d’intérêt général et est proportionnée. Ce qui est tout à fait nouveau dans l’affaire commentée est que les gouvernements intervenants (notamment celui de la Lettonie) invoquent, au nom des objectifs d’intérêt général, l’identité constitutionnelle au sens de l’art. 4, par. 2, TFUE. Il s’agirait donc d’une configuration contentieuse particulière où la logique d’identité constitutionnelle servirait à limiter les droits reconnus par le droit de l’Union au citoyen d’un tel ordre constitutionnel.[36]

Le raisonnement de la Cour demeure, évidemment, précautionneux à cet égard. La Cour ne rentre pas dans l’analyse de la consistance de l’identité constitutionnelle roumaine, en sachant que l’affaire Taricco II[37] a récemment fait émerger l’épineuse question de savoir à qui revenait l’habilitation juridictionnelle à cet effet, en l’occurrence à la Cour constitutionnelle nationale ou à la CJUE. Les juges européens se limitent à constater que le motif d’ordre public, en tant que dérogation à une liberté fondamentale, est d’interprétation stricte.[38] Ainsi, il n’y avait pas lieu d’invoquer une violation de l’identité constitutionnelle. En effet, ce qui était en cause était simplement l’obligation de reconnaissance d’un mariage homosexuel, valablement constitué dans un autre État membre, aux fins de la reconnaissance d’un droit de séjour et non pas une obligation de prévoir une institution juridique permettant le mariage aux personnes de même sexe.

De ce point de vue, l’affaire Coman se présente comme une affaire de droit de l’intégration économique plus que comme une affaire de droits fondamentaux. La CJUE, statuant sur les conditions de légitimité d’une entrave, peut jouer sur le fait que le droit de l’Union se limite à prévoir une obligation d’abstention, une obligation de ne pas faire obstacle à la reconnaissance d’une situation valablement constituée à l’étranger. Dès lors qu’il n’est pas ici question d’une obligation positive de donner accès aux couples du même sexe au mariage, l’argument de l’identité constitutionnelle ne rentre pas en ligne de compte. Un parallèle peut être tracé avec la position de la Cour interaméricaine qui, devant se prononcer (en avis consultatif) sur la consistance des obligations en matière de droits de l’homme à l’égard des couples homosexuels, tire du principe de dignité individuelle une obligation positive de prévoir une institution juridique ouverte sans discrimination aux couples en raison du genre.[39]

Dans le droit fil de ce raisonnement sur l’identité constitutionnelle, la Roumanie a voulu inscrire le rejet du mariage homosexuel dans son texte constitutionnel, par un referendum début octobre 2018. La relation de cause à effet ne semble pas anodine: peu de mois après l’arrêt de la CJUE, la Gouvernement roumain semble tenter d’inscrire dans sa constitution le refus d’accepter le mariage homosexuel, au nom de sa propre identité. Le quorum n’ayant pas été atteint, cette tentative a également échoué. La pratique étatique a évolué également en Pologne à la suite de l’arrêt Coman. En effet, le 10 octobre 2018, la Cour suprême administrative a réformé une décision de la Cour administrative d’appel de Cracovie qui refusait la transcription du certificat de naissance de l’enfant d’un couple homosexuel pour des motifs d’ordre public. Point n’est besoin d’activer le renvoi préjudiciel selon la Haute juridiction, en raison de la position prise à Luxembourg dans l’affaire Coman, prévoyant l’obligation de reconnaître les mariages homosexuels aux fins de la liberté de circulation. Néanmoins, la Cour suprême souligne que, à l’inverse, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme n’a pas déduit d’obligation de reconnaissance du mariage d’un couple du même sexe.[40] Cela nous amène à analyser la position de la CJUE concernant les droits fondamentaux.

V. Le respect des droits fondamentaux, limite à la justification d’une entrave

L’affaire Coman présente une configuration particulière. Il ne s’agit pas d’une affaire classique où les droits fondamentaux constituent la justification à une entrave à la liberté de circulation, comme dans une constellation classique à la Schmidberger.[41] On est confronté à une affaire où l’entrave à la liberté de circulation est passée au crible du respect des droits fondamentaux, dès lors que “une mesure nationale qui est de nature à entraver l’exercice de la libre circulation des personnes ne peut être justifiée que lorsque cette mesure est conforme aux droits fondamentaux garantis par la Charte dont la Cour assure le respect”.[42]

En ce qui concerne les droits du de conjoint, force est de déterminer l’impact du droit au respect de la vie privée, garanti à l’art. 7 de la Charte pour un couple homosexuel. Afin de déterminer l’étendue de ce droit, la Cour prend comme balise l’art. 52, par. 3, de la Charte (selon lequel les droits garantis dans la Charte doivent être considérés comme ayant les mêmes sens et portée que les droits correspondants garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales) et utilise la jurisprudence de la Cour de Strasbourg dans ce domaine. En citant les affaires Vallianatos c. Grèce et Orlandi c. Italie, la CJUE déduit: “il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que la relation entretenue par un couple homosexuel est susceptible de relever de la notion de ‘vie privée’ ainsi que de celle de ‘vie familiale’ au même titre que celle d’un couple de sexe opposé se trouvant dans la même situation”.[43]

Il convient de rappeler que l’article 52, par. 3, de la Charte reconnaît que la Convention européenne des droits de l'homme constitue une garantie minimale et permet une interprétation de la Charte attribuant une protection ultérieure au requérant qui invoque un droit correspondant à celui énoncé dans la Convention.[44] C’est dans cette optique qu’il faut considérer que la CJUE semble aller plus loin que la Cour de Strasbourg dans la protection des droits fondamentaux.

En effet, dans l’affaire Orlandi notamment, la Cour de Strasbourg a rappelé très clairement l’existence d’une marge d’appréciation très étendue concernant la reconnaissance des mariages homosexuels conclus à l’étranger, en raison d’une absence de consensus au niveau des États du Conseil de l’Europe.[45] La conclusion selon laquelle l’Italie avait violé l’art. 8 tenait aux particularités de l’espèce, en sachant que le droit italien n’offrait aux couples homosexuels aucune forme de protection ou reconnaissance, avant la loi introduisant les unions civiles entrée en vigueur en 2016.

La CJUE renvoie au paragraphe de cette décision où la Cour européenne des droits de l’homme affirme, de manière constante depuis sa jurisprudence Schalk et Kopf c. Autriche de 2010, que la vie en couple homosexuel relève de la notion de vie privée et que les couples homosexuels vivant de facto dans un partenariat stable relèvent de la notion de vie familiale au sens de l’art. 8. La Cour y a cependant réitéré sa conclusion, tout aussi constante depuis Schalk et Kopf, qu’en raison de l’étendue de la marge d’appréciation laissée aux États, ni l’art. 12 de la Convention ni la lecture conjointe des art. 8 et 14 n’impliquent un droit au mariage pour les couples du même sexe.[46]

C’est pourquoi il semble que la CJUE a été volontairement sibylline à ce sujet et s’est appuyée sur la jurisprudence de la Cour de Strasbourg de manière cursive, pour garder une marge de manœuvre ample et ne pas rentrer dans les subtilités de la jurisprudence strasbourgeoise.[47] La Cour n’entend pas s’embarrasser des limites posées par cette dernière aux droits des couples homosexuels: aux fins de la protection conférée par le droit de l’Union, le conjoint est une catégorie neutre qui bénéficie des droits découlant de l’art. 21 TFUE et le fait que le couple soit homosexuel ne saurait changer la situation, dès lors que celui-ci relève de la protection du droit à la vie privée et familiale. La CJUE affirme, indirectement, que les choses doivent être appréhendées de manière pragmatique. Il s’agit simplement de reconnaître une situation légalement constituée sur le territoire de l’Union et non de déceler des obligations positives, allant dans le sens de la modification des institutions de l’ordre juridique national au nom des droits de l’homme. Cette reconnaissance s’impose au nom de la libre circulation. En ce sens, la neutralité de la notion de conjoint étend ipso facto les droits de l’art. 7 de la Charte au conjoint homosexuel, sans besoin d’opérer de distinctions ultérieures. C’est pourquoi on a pu définir la solution d’”assez audacieuse”.[48] La Cour, par la brièveté de son analyse, donne un ton particulier à sa décision. Il s’agit moins d’audace que de pragmatisme assumé.

VI. Le discours de la Cour à la lumière de la théorie queer

Enfin, ce commentaire veut proposer une lecture différente de l’arrêt Coman, inspirée par une analyse critique du droit. En effet, la théorie queer permet de mettre en lumière certains angles morts que l’analyse strictement dogmatique laisse silencieux. Ratna Kapur soutient que, si les victoires judiciaires en matière de droits LGBT méritent d’être louées et constituent sans doute une cause de célébration, elles invitent à une réflexion critique et ne doivent pas nous faire oublier l’exigence de poursuivre également des chemins alternatifs, en raison de l’impossibilité de “queering international human rights law”.[49]

L’idée de base est simple: le mouvement soutenant la cause LGBT, par le truchement du discours des droits, permet de briser le schéma binaire qui oppose l’hétérosexualité à l’homosexualité, afin de lutter contre l’homophobie par la revendication d’une égalité de droits. Cette posture permet donc d’infléchir l’hétéronormativité de certains systèmes juridiques, mais le fait par une forme de mimesis qui tente d’inscrire le sujet homosexuel dans une logique de “normalité”. Le risque mis en avant est celui de donner lieu au “normal homosexual”,[50] ce qui ne revient pas à mettre en question les présupposés hétéronomatifs d’un système dominant mais les reproduit et les approuve en les banalisant.

D’un point de vue discursif, on risque de tomber dans l’idée de tolérance à l’égard du sujet homosexuel, tolérance qui ne s’enclenche que dès lors qu’il suit certains canons, tolérance qui inscrit le sujet homosexuel dans l’altérité, comme le soutenait Foucault.[51] Le discours des droits fondamentaux permet donc un premier pas, la poursuite de l’élimination des discriminations à l’encontre de l’homosexuel. S’il est nécessaire, il ne doit, en revanche, pas être considéré comme suffisant ou comme étant la seule voie pour permettre une évolution sociétale dans le sens de la cause LGBT.

Plusieurs éléments doivent être appréciés dans l’arrêt Coman. D’une part, la Cour brise le discours dangereux d’une identité constitutionnelle permettant à un État membre d’inscrire le rejet de l’homosexualité au cœur de son patrimoine juridique. Elle réduit la marge de discrétion des États membres et ses risques de discrimination en forgeant une notion autonome (soustraite au fonctionnement du droit national) ainsi qu’une obligation de reconnaissance. D’autre part, l’analyse sibylline de la question des droits fondamentaux opérée par la Cour dans les derniers paragraphes de son arrêt lui permet de substituer le langage de la simplicité à celui de la normalisation du sujet homosexuel: le couple homosexuel est titulaire des mêmes droits aux fins de la liberté de circulation car le droit de l’Union ne saurait fonctionner autrement. Ce type de discours n’utilisant pas l’altérité comme référent peut constituer donc un point de départ pour que les initiatives politiques permettent d’aller au-delà de la conquête d’une égalité de droits par la normalisation d’un sujet, autrement considéré comme “déviant”.

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European Papers, Vol. 4, 2019, No 1, European Forum, Insight of 27 February 2019, pp. 377-388
ISSN
2499-8249 - doi: 10.15166/2499-8249/280

* Research Fellow, Mack Planck Institute for Procedural Law (Luxembourg), edoardo.stoppioni@mpi.lu.

[1] Cour de justice, arrêt du 5 juin 2018, affaire C-673/16, Coman e.a. [GC].

[2] L. Lavrysen, Bayev and Others v. Russia: on Judge Dedov’s outrageously homophobic dissent, in Strasbourg Observers, 13 juillet 2017, strasbourgobservers.com.

[3] A. Hussain, Being Gay under India’s Constitution, in Verfassungsblog, 15 juillet 2018, verfassungsblog.de.

[4] Cour suprême indienne, arrêt du 6 septembre 2018, W. P. (Crl.) No. 76 of 2016, Navtej Singh Johar & Ors. v. Union of India thr. Secretary Ministry of Law and Justice, par. 158.

[5] Cour interaméricaine des droits de l’homme, opinion consultative OC-24/17 du 24 novembre 2017, Identité de genre et égalité et non-discrimination des couples du même sexe (obligations étatiques en relation au changement de nom, identité de genre et droits dérivés du lien entre couples du même sexe – interprétation des articles 1.1, 3, 7, 11.2, 13, 17, 18 et 24).

[6] Ibid., par. 32: “la vivencia interna e individual del género tal como cada persona la siente, la cual podría corresponder o no con el sexo asignado al momento del nacimiento”.

[7] Ibid., par. 79-84: “se debe entender que toda expresión de género constituye una categoría protegida por la Convención Americana en su artículo 1.1”.

[8] Ibid., par. 173-199.

[9] Conclusions de l’AG Wathelet présentées le 11 janvier 2018, affaire C-673/16, Coman e.a., par. 38.

[10] Ibid., par. 22-29.

[11] Coman e.a. [GC], cit., par. 20.

[12] E. Pataut, Intégration des orders juridiques et mariage, in Revue trimestrielle de droit européen, 2018, p. 674 et seq.

[13] Coman e.a. [GC], cit., par. 23.

[14] Conclusions de l’AG Szpunar présentées le 20 mai 2014, affaire C-202/13, McCarthy e.a., par. 82: “la Cour a motivé ces arrêts plutôt sur le fondement des traités que sur celui du droit dérivé. Toutefois, même si je suis d’accord avec le résultat auquel la Cour est parvenue, je suis sceptique en ce qui concerne le raisonnement qu’elle a suivi. En effet, la Cour a effectué dans ces arrêts une interprétation du traité à la lumière du droit dérivé, en particulier de la directive 2004/38. À cet égard, permettez-moi, à tout le moins, d’émettre des doutes en ce qui concerne une telle interprétation, compte tenu du principe de la hiérarchie entre le droit primaire et le droit dérivé. En effet, il me semble que c’est le droit dérivé qui doit être interprété à la lumière des traités, et non l’inverse. N’y aurait-il sinon pas lieu de craindre qu’un acte ou une pratique des institutions ou des États membres n’entraîne une révision des traités en dehors des procédures prévues à cet effet?”.

[15] Cour de justice, arrêt du 12 mars 2014, affaire C-456/12, O. et B. [GC].

[16] Coman e.a. [GC], cit., par. 25

[17] D. Sarmiento, The Legal Acrobatics of Fundamental Rights – Coman and Gay Marriage as a Case Study, in Despite our Differences, 6 juin 2018, despiteourdifferencesblog.wordpress.com: “the outcome is pretty much the same. Mr. Coman’s husband will have a derivative right of residence under Article 21 TFEU, but it will be under the terms of Article 7 of Directive 2004/38, a provision that is not applicable to the case, but… voilà!”.

[18] Coman e.a. [GC], cit., par. 32.

[19] Ibid., par. 35.

[20] Ibid., par. 36.

[21] Conclusions de l’Avocat général, Coman e.a., cit., par. 34.

[22] A. Rigaux, Importantes avancées de la jurisprudence de l’Union sur le regroupement familial des couples homosexuels, in Europe, août 2018, par. 17.

[23] Cour de justice, arrêt du 31 mai 2001, affaire C-125/99, P.D. et Suède c. Conseil, par. 34.

[24] D. Gallo. M. Winkler, The Construction of Same-Sex Families in Western Europe through Legislative and Judicial Dialogues, in A. Müller, E. Kjos, Judicial Dialogue and Human Rights, Cambridge: Cambridge University Press, 2017, p. 228.

[25] Tribunal de la fonction publique, arrêt du 14 octobre 2010, affaire F-86/09, W. c. Commission européenne, par. 44.

[26] Cour de justice, arrêt du 17 février 1998, affaire C-249/96, Grant c. South-West Trains, par. 43-48.

[27] Cour de justice, arrêt du 1er avril 2008, affaire C-267/06, Maruko, par. 67 et 73.

[28] J. Rijpma, N. Koffeman, Free Movement Rights for Same-Sex Couples Under EU Law: What Role to Play for the CJEU?, in D. Gallo, L. Paladini, P. Pustorino (eds), Same-Sex Couples before National, Supranational and International Jurisdictions, New York: Springer, 2014, p. 455.

[29] Coman e.a. [GC], cit., par.40.

[30] Cour de justice, arrêt du 20 février 1979, affaire C-120/78, Rewe-Zentral AG contre Bundesmonopolverwaltung für Branntwein, par.14.

[31] C. Bell, N. Selanec, Who is a “Spouse” Under the Citizens’ Rights Directive? The Prospect of Mutual Recognition of Same-Sex Marriages in the EU, in European Law Review, 2016, pp. 653-683.

[32] S. Pfeiff, La portabilité du statut personnel dans l’espace européen, thèse de l’Université de Liège, 2016.

[33] Cour de justice, arrêt du 14 octobre 2008, affaire C-353/06, Grunkin et Paul [GC].

[34] Cour de justice, arrêt du 2 juin 3016, affaire C-438/14, Bogendorff von Wolffersdorff.

[35] E. Pataut, Intégration des orders juridiques et mariage, in Revue trimestrielle de droit européen, 2018, p. 674.

[36] D. Sarmiento, The Legal Acrobatics of Fundamental Rights – Coman and Gay Marriage as a Case Study, cit.: “it is (at least to my knowledge) the first time it happens in a context in which the Member State invokes national identity against its own nationals. An awkward situation indeed: my citizens are upending the identity of the nation by means of EU law”.

[37] Cour de justice, arrêt du 5 décembre 2017, affaire C-42/17, M.A.S. et M.B [GC].

[38] Coman e.a. [GC], cit., par. 44.

[39] Identité de genre et égalité et non-discrimination des couples du même sexe, cit., par. 225-228.

[40] A. Mazurczak, Poland’s Supreme Administrative Court recognizes Same-sex Parents, in Verfassungsblog, 10 octobre 2018, verfassungsblog.de.

[41] Cour de justice, arrêt du 12 juin 2003, affaire C-112/00, Eugen Schmidberger, Internationale Transporte und Planzüge contre Republik Österreich.

[42] Coman e.a. [GC], cit., par.47

[43] Ibid., par.50.

[44] G. Gaja, L’incorporazione della Carta dei diritti fondamentali nella Costituzione perl’Europa, in I diritti dell’uomo. Cronache e battaglie, 2003, p. 491.

[45] Cour européenne des droits de l’homme, arrêt du 14 décembre 2017, requête no. 26431/12, Orlandi et autres c. Italie, par. 202-205.

[46] M. Winkler, Is International Law Gay Friendly, in SIDI Blog, 25 juillet 2013, www.sidiblog.org.

[47] M. Rhimes, The “gay marriage” case that never was: Three thoughts on Coman, Part 2, in UK Human Rights Blog, 6 June 2018, ukhumanrightsblog.com: “those paragraphs do not go any further than that; they ‘flag up’ that case-law but do not draw any conclusions from it. Further, the operative part of the judgment […] makes no mention of any of the Charter rights the Romanian Constitutional Court asked the CJEU to provide guidance on”.

[48] P. Bonneville, E. Broussy, H. Castagnabère, C. Gänser, Chronique de jurisprudence de la CJUE, in Actualité juridique. Droit administratif, 2018, p. 1603.

[49] R. Kapur, The (im)possibility of queering international human rights law, in D. Otto (ed.), Queering International Law – Possibilities, Alliances, Complicities, Risks, New York: Routledge, 2018, p. 131.

[50] C. Weber, Queer International Relations, Oxford: Oxford Univeristy Press, 2016, pp. 104-105 (problématisant la figure du “normal heterosexual” et du “gay rights holder”).

[51] M. Foucault, Histoire de la sexualité. Le souci de soi, Paris: Gallimard, 1984, p. 28.

 

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