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Abstract: While Greece was suffering from the pressure of the financial markets resulting from the financial crisis and the partial default situation in which it had to struggle, a set of measures was adopted by both the Eurosystem and the Greek legislator. Part of these was the Private sector involvement program and the controversial mechanism it contains, namely the collective action clauses. Around two hundred creditors of the Hellenic republic who had suffered substantial losses due to this mechanism, claimed that the ECB was, at least partially, responsible for their prejudice. The Tribunal was then asked to rule on whether the ECB could be found liable for the losses the claimants alleged. While the Tribunal accepted to examine the merits of the case, and therefore did not reject the claim at the admissibility stage, it considered that the non-contractual liability of the ECB could not be engaged (Tribunal, arrêt du 7 octobre 2015, affaire T-79/13, Accorinti et al. c. BCE). Firstly, because neither of the actions and measures identified by the claimants were illegal under EU law, notably with regard to the protection of legitimate expectations and the equal treatment principle. Secondly, because the non-fault liability regime does not exist, at present, in the EU legal order. Regularly along the judgment, the Tribunal insisted on the exceptional circumstances of the financial crisis period and the own responsibility of the private investors in this context. This Insight seeks to demonstrate how the Tribunal, while implicitly acknowledging the accountability of the ECB for the claimants losses, nevertheless rejected the liability claim.
Keywords: non-contractual liability – economic and monetary policy – European Central Bank – restructuring of Greek public debt – private sector involvement – collective action clauses – legitimate expectations – equal treatment.
I. Introduction
Le contentieux lié à la restructuration de la dette publique grecque est protéiforme: il se développe en plusieurs lieux et selon diverses voies: saisine des tribunaux nationaux,[1] arbitrage d’investissement devant le Centre international de règlement des différends en matière d’investissements (ci-après CIRDI ou Centre),[2] contestation d’un refus opposé à une demande d’accès aux documents,[3] contestation d’un refus d’enregistrement d’une initiative citoyenne,[4] recours en annulation[5] et recours en indemnité[6] devant le Tribunal de l’Union européenne (ci-après Tribunal). Toutes les voies de droit sont utilisées et les instances se multiplient à l’initiative de particuliers aux intérêts divergents. Au cœur de ces différentes requêtes se trouvent toutefois mis en cause de manière quasi-systématique les pouvoirs des autorités publiques dans la conduite de la politique économique et monétaire et leur marge de manœuvre en période de circonstances exceptionnelles. Aussi, presque toutes sont marquées, pour reprendre l’expression de l’Avocat général Cruz Villalón, du sceau des “difficultés que présentent traditionnellement les situations d’urgence pour le droit public”[7] et, pourrait-on ajouter, des enjeux de protection des droits fondamentaux qui en découlent.[8]
Pour mieux comprendre la problématique à laquelle le Tribunal était confrontée dans la présente affaire, il n’est pas inutile de commencer par rappeler quelques éléments de contexte, dont la complexité impose cependant une présentation assez sommaire et sélective. Afin de remédier aux conséquences néfastes de la crise financière sur l’endettement de la République hellénique qui ont, par ricochet, entrainé une crise de la zone euro dans sa globalité, les chefs d’États et de gouvernement de la zone euro, la Commission, la Banque centrale européenne (ci-après BCE ou Banque) et le Fond monétaire international (ci-après FMI) se sont accordés sur un plan de restructuration de la dette publique grecque. A ce titre, tout un train de mesures a été adopté afin, outre le “sauvetage de la Grèce”, de restaurer la confiance dans la monnaie unique et la stabilité de la zone euro. Parmi les différents éléments de ce plan, l’association du secteur privé à la résolution de la crise[9] fut rapidement évoquée par les chefs d’États et de gouvernements de l’Eurogroupe[10] et des négociations ont été entamées entre les créanciers privés et le gouvernement grec.[11] Au nombre des mesures prises dans le cadre de cette association, figure notamment un programme d’échange volontaire d’obligations. En vertu de ce programme, les investisseurs privés, détenteurs de titres de créances négociables émis par l’État grec, pouvaient accepter d’échanger leurs titres contre des titres nouveaux moyennant cependant une baisse substantielle de la valeur nominale de leurs actifs. Avec l’avis positif de la BCE, donné le 17 février 2012,[12] le législateur grec a adopté, le 23 février 2012,[13] une loi mettant en œuvre ce programme d’échange de titres. L’essentiel du dispositif résidait dans les clauses d’actions collectives[14] dont l’objet était de faciliter l’échange en tenant pour acquis son acceptation par l’ensemble des créanciers privés dès lors qu’une majorité d’entre eux l’avait expressément accepté.[15]
Parallèlement à cette association du secteur privé au plan de restructuration, la BCE et les banques centrales nationales, aussi détentrices de titres grecs,[16] se sont également accordées[17] avec l’État grec, le 15 février 2012, pour échanger leurs titres contre des titres nouveaux, sans toutefois que ces derniers ne perdent de valeur.[18] De surcroit, en vertu de la décision 2012/153/UE,[19] les titres ayant fait l’objet de cet échange entre la BCE et les banques centrales nationale d’une part, et la Grèce d’autre part, étaient éligibles en tant que garanties pour les opérations de crédits de l’Eurosystème à la condition que la Grèce fournisse un rehaussement de crédit aux banques centrales nationales sous la forme d’un programme de rachat. Il résultait de la combinaison de ces deux derniers éléments que les banques centrales de l’Eurosystème se trouvaient dans une situation privilégiée par rapport aux créanciers privés, leurs titres financiers n’ayant pas été dépréciés et bénéficiant d’une sureté. Or, selon les créanciers privés requérants dans la présente affaire, ce rang privilégié a eu notamment pour conséquence, outre de révéler une situation de conflit d’intérêts,[20] de leur faire supporter une part démesurément lourde du plan de restructuration, illustrée par la forte baisse de la valeur des actifs échangés en application de la loi grecque.
Ces quelques éléments de contexte permettent de cerner ce qui constitue selon nous la spécificité de la présente affaire. En effet, le préjudice invoqué par les requérants semble a priori imputable à l’adoption par le législateur grec de la loi n° 4050/2012. Autrement dit, puisque le fait dommageable est d’origine étatique, la recevabilité du recours devant la Cour de justice de l’Union européenne était, de prime abord, largement discutable. Conscients de cette difficulté, les requérants soutenaient néanmoins que le comportement de la BCE était, en lui-même, susceptible d’engager sa responsabilité compte tenu de ses effets directs tant sur les créanciers privés que sur l’adoption par le législateur grec de la loi n° 4050/2012. Aussi, bien que le Tribunal refuse d’engager la responsabilité non contractuelle de la BCE (II), il est intéressant de constater qu’il semble reconnaître de manière implicite que le préjudice invoqué lui est, au moins partiellement, imputable (I).
II. La reconnaissance implicite de l’imputabilité à la BCE du préjudice invoqué
Cette reconnaissance implicite de l’imputabilité, au moins partielle, à la BCE du préjudice invoqué résulte de deux éléments principaux: d’une part, le Tribunal admet dans la présente affaire la recevabilité du recours (1) et, d’autre part, il choisit de conduire en priorité son examen de l’engagement de la responsabilité de la Banque sous l’angle de la condition d’illégalité de son comportement (2).
II.1. Le rejet de l’exception d’irrecevabilité
Même s’il ne fait que rappeler des règles bien connues en matière de recevabilité des recours, l’appréciation portée par le Tribunal sur cette exception n’est cependant pas sans intérêt compte tenu tant des arguments développés par la Banque que du contexte jurisprudentiel. Précisons d’abord que la BCE invoquait deux moyens au soutien de son exception d’irrecevabilité: par le second, elle affirmait qu’un recours en annulation dont la cause, l’objet et les parties étaient similaires[21] était encore pendant au moment du dépôt de la requête et que celle-ci constituait alors un contournement de procédure.[22] Nous n’aborderons pas spécifiquement ce deuxième moyen dans la mesure où le Tribunal ne fait que rappeler l’autonomie du recours en indemnité dans le système des voies de recours. Cette autonomie, qui ne saurait être mise en cause par l’introduction antérieure d’un recours en annulation, implique notamment que le recours en indemnité demeure recevable même s’il se fonde sur les mêmes moyens d’illégalité que le recours en annulation préalablement déposé.[23]
S’agissant du premier moyen, la BCE soutenait notamment que la requête était insuffisamment détaillée, faute pour les requérants d’avoir précisé de manière claire et probante quelles étaient les illégalités reprochées, le préjudice subi et le lien de causalité entre les deux. L’intérêt réside essentiellement dans la question du lien de causalité puisque, s’agissant des deux autres conditions, la Banque ne fait qu’évoquer les imprécisions du texte de la requête sans toutefois nier l’existence même de la condition. En effet, partant d’une interprétation de la situation selon laquelle le préjudice des requérants serait “intégralement imputable”[24] à la loi hellénique n° 4050/2012, la BCE, arguant alors d’un rôle purement consultatif sur ce point, contestait pouvoir être impliquée, même indirectement, dans le dommage subi par les requérants. Plus spécifiquement selon elle, “les requérants n’identifieraient, dans la requête, aucun comportement spécifique de la BCE qui aurait pu priver les députés du Parlement hellénique de leur indépendance politique et de leur pouvoir de décision souverain”.[25]
Après avoir évoqué les règles générales qui s’appliquent au contenu des requêtes pour qu’un recours soit recevable, dont l’obligation d’y inclure “les éléments essentiels de fait et de droit"[26] permettant à la partie défenderesse de préparer sa défense et au Tribunal de statuer, ce dernier se livre à une analyse de chacun des éléments nécessaires à la formation d’un recours en indemnité. En ce qui concerne le lien de causalité, les juges soulignent que les requérants y consacrent des passages entiers de leur requête, en procédant notamment “à une analyse contrefactuelle qui tient compte tant de la situation hypothétique en l’absence dudit comportement que de la question de savoir si la loi hellénique n° 4050/2012 pouvait rompre ce lien de causalité”.[27] Or, selon les requérants, ce lien ne pouvait être brisé dans la mesure où la loi hellénique ne devait pas être lue isolément: le préjudice qui résulte de son application découle, en amont, du fait que les banques centrales de l’Eurosystème se sont placées en dehors du plan de restructuration, notamment par le biais de l’accord d’échange du 15 février 2012. Ce faisant, une part excessive de cette restructuration a dû être assumée par les créanciers privés et la loi grecque ne fait que traduire cette situation.
Affirmant que la requête “expose, de manière suffisante, cohérente et compréhensible, les éléments essentiels de fait et de droit sur lesquels se fonde le présent recours”,[28] le Tribunal rejette ce premier moyen invoqué par la BCE. Il est intéressant de constater que, parmi les différents recours en indemnité dirigés contre les institutions de l’Union au sujet de l’implication du secteur privé dans le plan de restructuration de la dette grecque,[29] celui ici étudié est le seul à avoir franchi le cap de l’examen préalable de recevabilité.[30] Certes, dans les autres cas, les requêtes étaient particulièrement vagues et il pouvait sembler aisé de les rejeter pour violation des dispositions du règlement de procédure. Néanmoins, il nous semble qu’il n’est pas sans intérêt que le Tribunal reconnaisse, dans les limites de ce que la recevabilité exige, que la BCE puisse être associée à la genèse d’un préjudice dont il est incontestable qu’il trouve son fondement principal dans un acte du législateur grec. Aussi, il eût été intéressant que les juges statuent au fond sur l’existence du lien de causalité. D’autant que l’ordre d’examen des conditions d’engagement de la responsabilité non contractuelle n’est pas fixé[31] et que la rupture du lien de causalité peut résulter et du comportement de la victime et du fait d’une autorité nationale,[32] deux éléments potentiellement soutenables en l’espèce.
II.2. Le choix de la condition de l’illégalité du comportement
Pour répondre à la principale prétention des requérants, selon laquelle une réparation du préjudice dont ils sont victimes leur est due au titre de la responsabilité non contractuelle de la BCE du fait d’un acte illicite, le Tribunal commence par affirmer que, aux termes de l’art. 340, par. 3, TFUE et conformément aux principes généraux communs aux droits des États membres, la BCE doit réparer les dommages causés par elle-même ou par ses agents dans l’exercice de leurs fonctions.[33] Suivant une jurisprudence constante,[34] les juges rappellent alors que l’engagement de la responsabilité non contractuelle des institutions de l’Union est soumis à la réunion de trois conditions cumulatives. Ils soulignent ensuite que cette jurisprudence est applicable mutatis mutandis à de la BCE.[35]
A l’issue de ce rappel très classique, le Tribunal commence son analyse par la première des trois conditions, l’illégalité du comportement reproché.[36] En réalité, puisque le défaut d’une condition entraine le rejet de la requête dans son ensemble[37] et que le préjudice était relativement évident, ce choix résidait essentiellement dans l’alternative entre l’illégalité du comportement et le lien de causalité. La préférence accordée à la condition de l’illégalité peut être interprétée comme une volonté du Tribunal de prévenir la multiplication de requêtes ayant le même objet. Cela apparaît de manière assez nette dans le rappel effectué que, lorsque l’activité normative des institutions est en cause, l’illégalité ne peut résulter que de la “violation suffisamment caractérisée d’une règle de droit ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers”.[38] Or, poursuivent les juges, “le critère décisif permettant de considérer qu’une violation est suffisamment caractérisée consiste en la méconnaissance manifeste et grave, par l’institution ou l’organe de l’Union concerné, des limites qui s’imposent à son pouvoir d’appréciation”.[39] Il en résulte que plus le pouvoir d’appréciation de l’institution est large, plus la caractérisation de l’illégalité de son comportement est rendue difficile. Etant donné que la Cour avait affirmé quelques mois auparavant en formation solennelle, dans l’affaire Gauweiler,[40] qu’en matière de politique économique et monétaire les institutions bénéficiaient d’un très large pouvoir d’appréciation, on comprend que, dans ce domaine, l’engagement de la responsabilité extracontractuelle de la BCE soit rendu largement théorique, en particulier en période de circonstances exceptionnelles. Cela est confirmé par le fait que le Tribunal assimile l’adoption d’actes de portée générale par la BCE à une forme d’exercice de la fonction législative.[41] Il en résulte une conception nécessairement restrictive de sa responsabilité qui s’explique notamment par la nécessité de préserver l’exercice de cette fonction de l’entrave que constituerait la perspective systématique d’actions en dommages et intérêts.[42]
Compte tenu du fait qu’un des aspects intéressants de l’affaire était de savoir dans quelle mesure la BCE pouvait être tenue responsable d’un préjudice né de l’application d’une loi grecque, on pouvait penser que l’analyse du lien de causalité constituait un enjeu déterminant. Aussi, le choix opéré par les juges n’est peut-être pas complètement anodin. Sans doute conscient des difficultés, tant politiques que juridiques, que présentait l’analyse du lien de causalité, on peut donc penser qu’il y eût là une volonté délibérée du Tribunal de préférer porter son analyse sur l’illégalité du comportement de la BCE. Et ce d’autant plus que la reconnaissance de la légalité des agissements visés a une portée beaucoup significative dans l’optique de prévenir la multiplication des contentieux. Cela étant, nous y reviendrons, des considérations relatives à l’implication de la BCE dans le processus conduisant à la naissance du préjudice des requérants ressurgissent dans le cadre de l’analyse de la légalité de son comportement.
III. Le refus d’engager la responsabilité non contractuelle de la BCE
A l’appui de leur requête, les requérants invoquaient une série de moyens destinés à faire constater par le Tribunal l’illégalité du comportement de la BCE. Compte tenu de la redondance des arguments mobilisés au soutien de chacun de ces moyens, les juges ont principalement focalisé leur attention sur deux d’entre eux, qui constituent de ce fait l’essentiel du présent arrêt.[43] Le rejet du recours en indemnité intenté par les requérants se fonde ainsi notamment sur la constatation de l’absence de violation du principe de protection de la confiance légitime (1) et de l’absence de violation du principe de l’égalité de traitement (2).
III.1. L’absence de violation du principe de protection de la confiance légitime
Selon les requérants, diverses déclarations de hauts responsables de la Banque, et notamment de deux de ses présidents successifs, étaient de nature à faire naître dans leurs esprits l’idée que l’investissement dans les titres de créance négociables émis par la Grèce ne présentait pas de risques démesurés. En particulier, ces déclarations publiques semblaient exclure toute implication du secteur privé dans la restructuration de la dette publique grecque et donc toute décote obligatoire de la valeur des titres de créance détenus. Or, en se soustrayant à la restructuration de cette dette par le biais de l’accord d’échange intervenu le 15 février 2012, la BCE aurait frustré les espérances qu’ils avaient pu fonder sur ces diverses déclarations. En effet, notamment en se mettant en position de créancier privilégié, la BCE aurait directement contribué à ce que le législateur grec reporte sur les créanciers privés le poids de la dette et serait allée, de ce fait, à l’encontre des déclarations publiques d’une partie de ses dirigeants. Autrement dit, l’argument des requérants visait, sous couvert du principe de la confiance légitime, à faire reconnaître une forme d’implication directe de la Banque dans l’adoption des modalités de mise en œuvre du PSI par le législateur grec. D’ailleurs, c’est essentiellement cette interprétation du moyen des requérants que retenait la BCE dans sa défense. Selon elle, les modalités de l’implication du secteur privé ne relevant pas de ses compétences,[44] elles avaient été décidées par des “gouvernements souverains”.[45]
Conformément à une jurisprudence bien établie, le Tribunal commence par rappeler que le bénéfice de la confiance légitime dépend de la réunion de trois conditions cumulatives.[46] Par ailleurs, les opérateurs économiques ne sont pas fondés à invoquer le bénéfice de la protection de la confiance légitime à l’encontre d’une mesure adoptée par l’Union lorsque l’adoption d’une telle mesure était prévisible. Enfin, ce principe ne peut être utilisé en vue de faire valoir le maintien d’une situation existante lorsque celle-ci peut à tout moment être modifiée dans le cadre du pouvoir d’appréciation des institutions de l’Union. Or, cela est particulièrement vrai s’agissant de la politique monétaire “dont l’objet comporte une constante adaptation en fonction des variations de la situation économique”.[47]
A l’issue d’un examen détaillé du contenu des déclarations dont se prévalaient les requérants, les juges parviennent au résultat qu’il n’était pas possible d’y voir des “assurances précises, inconditionnelles et concordantes émanant de sources autorisées et fiables”.[48] Le Tribunal insiste notamment sur le caractère nuancé des propos tenus par les présidents Trichet et Draghi et par M. Bini Smaghi. Compte tenu de leur “caractère général”[49] et de “l’incertitude régnant sur les marché financiers à l’époque”,[50] ces déclarations ne pouvaient en aucun cas faire naître des attentes légitimes dans l’esprit des créanciers. De manière intéressante, le Tribunal souligne à deux reprises que la BCE n’est, d’ailleurs, pas compétente en matière de restructuration des dettes souveraines. Plus spécifiquement, les juges affirment que “bien que la BCE fût associée à la surveillance de l’évolution de la situation financière de la République hellénique dans le cadre de la ‘troïka’, formée par elle, le FMI et la Commission”,[51] la décision en matière de restructuration relève “à titre principal, sinon exclusif, du pouvoir souverain et de l’autorité budgétaire de l’État membre concerné, notamment de son pouvoir législatif, et, dans une certaine mesure, de la coordination de la politique économique par les États membres au titre des articles 120 TFUE et suivants”.[52] Dans ce contexte, lesdites déclarations ne pouvaient avoir d’autre portée que “purement politico-économique”.[53] Il est en effet bien connu que les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent.
Par ailleurs, les juges ajoutent à titre surabondant qu’en investissant dans des titres de créance grecs dans le conteste de crise de l’époque, les requérants ne pouvaient être qualifiés d’opérateurs prudents et avisés. En effet, “au regard de la situation économique de la République hellénique et des incertitudes la concernant à l’époque, les investisseurs concernés ne sauraient prétendre avoir agi en tant qu’opérateurs économiques prudents et avisés, (…), pouvant se prévaloir de l’existence d’attentes légitimes”.[54] Ainsi, le moyen relatif à la violation du principe de protection de la confiance légitime ne pouvait qu’être écarté.
III.2. L’absence de violation du principe de l’égalité de traitement
La prémisse du raisonnement mobilisé par les requérants en vue de faire constater la violation du principe de l’égalité de traitement était que, vis-à-vis de la Grèce, ils relevaient de la catégorie des créanciers au même titre que les banques centrales de l’Eurosystème.[55] Or, cette comparabilité devrait impliquer, conformément audit principe,[56] qu’ils ne soient pas traités différemment. Une nouvelle fois, l’argumentaire des requérants visait à faire constater que c’est en se soustrayant au plan de restructuration de la dette grecque et en se réservant ainsi un statut de créancier privilégié, que les banques centrales auraient imposé au législateur grec d’adopter des mesures défavorables aux créanciers privés.[57] De manière similaire à la réponse fournie dans le cadre du premier moyen d’illégalité, la Banque rétorquait que l’égalité de traitement des créanciers, à supposer qu’il s’agisse d’une règle supérieure du droit de l’Union, ce qu’elle contestait, ne serait opposable qu’à l’émetteur des titres, et donc qu’à l’État grec.[58] En d’autres termes, ressurgit la question des rapports entre les comportements de la Banque et la marge de manœuvre du législateur national puisque la BCE soutient que, nonobstant ses divers agissements, le préjudice subi par les requérants trouve sa source dans l’action de l’émetteur des titres.
Rappelant, de manière classique, la signification du principe de l’égalité de traitement et les critères d’appréciation de la comparabilité des situations,[59] le Tribunal démontre de manière convaincante que les banques centrales de l’Eurosystème ne se trouvent pas dans une situation comparable[60] à celle des investisseurs privés. Si ceux-ci agissent “pour leur propre compte et dans leur intérêt exclusivement privé à obtenir un rendement maximal de leurs investissements”,[61] celles-là ont poursuivi, par l’adoption des mesures incriminées, les “missions fondamentales” que leur attribuent les articles 127, par. 1 et par. 2, TFUE ainsi que 18, par. 1, des statuts du SEBC.[62] A ce titre, les banques centrales de l’Eurosystème n’ont fait que tenter de rétablir, d’abord par l’achat de titres puis par l’accord d’échange et enfin par la décision 2012/153/UE, les mécanismes de transmission de la politique monétaire dont elles sont les responsables et qui étaient enrayés par la situation de crise sur les marchés de capitaux. Ainsi, tant l’encadrement juridique des mesures adoptées que les objectifs poursuivis placent les banques centrales dans une situation qui ne peut être comparée à celle des créanciers privés, quand bien même au regard du droit privé ils relèvent tous de la catégorie des créanciers de la Grèce.
S’agissant du deuxième argument avancé par les requérants, selon lequel l’égalité de traitement qui leur était due résultait également d’un “principe coutumier”[63] de droit international traduit par la clause dite pari passu, le Tribunal en écarte rapidement la pertinence. En effet, à supposer qu’une telle règle existe dans l’ordre juridique de l’Union, ce que les juges contestent, elle heurterait l’interprétation européenne du principe de l’égalité de traitement puisque, ne prenant pas en compte les situations distinctes, elle imposerait un traitement égalitaire des créanciers en toutes circonstances. Enfin, seule son insertion dans un contrat d’émission de titres aurait pu la rendre juridiquement obligatoire. Mais alors, seul l’émetteur des titres a la capacité d’être lié par un tel engagement et donc elle n’aurait été opposable, en l’espèce, qu’à l’État grec.[64] Aussi, la Banque, en tant que créancier, ne pouvait être tenue responsable de sa violation.
En conclusion de ce commentaire, deux remarques peuvent être faites: premièrement, le Tribunal rejette également le moyen des requérants visant à engager la responsabilité non contractuelle de la BCE du fait d’un acte normatif licite.[65] Il est en effet de jurisprudence constante qu’un tel régime de responsabilité sans faute n’existe pas, à l’heure actuelle, dans l’ordre juridique de l’Union.[66] Cela étant, les juges profitent de l’occasion du rejet de ce moyen pour insister une nouvelle fois sur le comportement peu prudent et avisé des créanciers requérants. Selon le Tribunal, les pertes subies par eux n’ont en fait rien d’anormal: l’investissement étant, par définition, risqué et soumis à une forte dose d’aléa, se plaindre de la réalisation d’un tel risque en période de crise et d’extrême instabilité et volatilité des marchés financiers ne peut (doit?) donner lieu à réparation. Ainsi, puisque tous les moyens d’illégalité ont été écartés et qu’un tel préjudice ne peut être regardé comme étant anormal, il semble que le prétoire européen soit complètement fermé aux investisseurs malheureux du fait de la restructuration des dettes souveraines au sein de la zone euro. En conséquence de quoi, et deuxièmement, il va être intéressant d’observer les développements de ce type de contentieux dans d’autres enceintes. En effet, si un tribunal CIRDI s’est déclaré incompétent dans l’affaire Poštová banka, a.s. et ISTROKAPITAL SE c. République Hellénique,[67] cela résultait en premier lieu de la rédaction du TBI Slovaquie-Grèce. Il n’est dès lors pas exclu que d’autres TBI puisse fonder la compétence du Centre si la définition de l’investissement qu’ils contiennent s’avère être plus large.[68] Par ailleurs, il conviendra de suivre les développements contentieux que semble inévitablement appeler l’arrêt Fahnenbrock.[69] En jugeant que la notification d’un recours intenté devant les juridictions allemandes relatif à l’engagement de la responsabilité de la Grèce du fait de la loi n° 4050/2012 relève du champ d’application du Règlement (CE) n° 1393/2007, la Cour a peut être ouvert la porte à une autre voie de recours devant les juges nationaux.
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European Papers, Vol. 1, 2016, No 1, European Forum, Insight of 16 April 2016, pp. 231-243
ISSN 2499-8249 - doi: 10.15166/2499-8249/20
* PhD candidate in EU Law, Université Paris 1 Panthéon – Sorbonne, nicolas.pigeon@malix.univ-paris1.fr.
[1] Voir I. Antonaki, ECB not liable for Greek PSI, in Leiden Law Blog, 1er décembre 2015. On peut également citer les affaires devant les tribunaux allemands qui ont donné lieu à une série de renvois préjudiciels devant la Cour de justice de l’Union européenne. Voir: Cour de justice, arrêt de l’11 juin 2015, affaires jointes C-226/13, C-245/13, C-247/13 et C-578/13, Fahnenbrock, Priestoph, Reznicek et Kickler et al. c. République Hellénique.
[2] International Centre for Settlement of Investment Disputes (ICSID), award of 9 April 2015, case no. ARB/13/8, Poštová banka, a.s. and ISTROKAPITAL SE v. Hellenic Republic.
[3] Tribunal, arrêt du 4 juin 2015, affaire T-376/13, Versorgungswerk der Zahnärztekammer Schleswig-Holstein c. Banque centrale européenne (BCE).
[4] Tribunal, arrêt du 30 septembre 2015, affaire T-450/12, Alexios Anagnostakis c. Commission européenne. Cet arrêt est l’objet d’un pourvoi formé le 13 novembre 2015 devant la Cour de justice (affaire C-589/15 P).
[5] Tribunal, ordonnance du 25 juin 2014, affaire T-224/12, Alessandro Accorinti et autres c. Banque centrale européenne (BCE).
[6] Tribunal, arrêt du 7 octobre 2015, affaire T-79/13, Accorinti et al. c. BCE.
[7] Conclusions de l’Avocat général Pedro Cruz Villalón présentées le 14 juin 2015, affaire C-62/14, Gauweiler et al. c. Deutscher Bundestag, par. 7.
[8] F. Fines, L’atteinte aux droits fondamentaux était-elle le prix du sauvetage de la zone euro?, in R. Tiniere, C. Vial (eds), La protection des droits fondamentaux dans l’Union européenne – Entre évolution et permanence, Bruxelles: Bruylant, 2015, p. 195 et seq.
[9] Cette implication du secteur privé dans la restructuration de la dette est qualifiée en anglais de “Private sector involvement”. Dans la mesure où le Tribunal utilise l’acronyme anglais, ‘PSI’, dans son arrêt, nous ferons de même dans ce commentaire.
[10] Accorinti, cit., par. 13 et 15.
[11] Accorinti, cit., par. 19 à 21.
[12] Accorinti, cit., par. 18. Il est intéressant de constater que la consultation de la BCE par les autorités nationales ne peut se faire, en vertu des dispositions citées, que “dans les domaines relevant de sa compétence” (art. 127, par. 4, TFUE) ou “dans les domaines relevant de ses attributions” (art. 282, par. 5, TFUE).
[13] Il s’agit de la loi hellénique n° 4050/2012 portant sur les détenteurs de titres de créance grecs.
[14] Sur ces clauses, voir notamment D. Carreau, Dettes d’États, in H. Synvet, P. Lagarde, D. Carreau (eds), Répertoire de droit international, Paris: Dalloz, 1980, p. 101 et seq.
[15] Accorinti, cit., par. 21. Selon la loi hellénique précitée, l’échange est acquis dès lors qu’il a été accepté par “quorum de détenteurs de titres représentant au moins deux tiers de la valeur nominale desdits titres”.
[16] Décision 2010/281 de la Banque centrale européenne du 14 mai 2010 instaurant un programme pour les marchés de titres, pp. 8–9.
[17] Accord d’échange datant du 15 février 2012. Voir par. 17.
[18] Ibid.
[19] Décision 2012/153 de la Banque centrale européenne du 5 mars 2012 relative à l’éligibilité des titres de créance négociables émis ou totalement garantis par la République hellénique dans le cadre de l’offre d’échange d’obligations par la République hellénique, p. 19.
[20] Accorinti, cit., par. 73 et 112.
[21] Voir supra note 5.
[22] Accorinti, cit., par. 49.
[23] Accorinti, cit., par. 61. Exception faite de la jurisprudence sur la contestation du refus d’octroi d’un concours financier communautaire, par. 60.
[24] Accorinti, cit., par. 51.
[25] Ibid.
[26] Accorinti, cit., par. 53.
[27] Accorinti, cit., par. 56.
[28] Accorinti, cit., par. 58.
[29] Tribunal, ordonnance du 5 octobre 2015, affaire T-38/14, Kafetzakis et al. c. Parlement et al.; Tribunal, ordonnance du 5 octobre 2015, affaire T-413/14, Grigoriadis et al. c. Parlement et al. Voir aussi le refus opposé à une demande de sursis à l’exécution des décisions adoptées par le Conseil des gouverneurs de la BCE les 28 juin et 6 juillet 2015 concernant le niveau de la fourniture de liquidités d’urgence accordée aux banques grecques: Tribunal, ordonnance du 1er Septembre 2015, affaire T-368/15, Alcimos Consulting c. BCE. La procédure principale est toujours en cours.
[30] Cette affirmation pourrait toutefois être contredite par deux recours en indemnités dirigés contre le Conseil par lesquels les requérants visent à faire constater l’illégalité de l’obligation de dépréciation des dépôts bancaires en Grèce et à obtenir réparation du préjudice qui en résulte pour eux: recours introduits le 26 juin 2014, affaire T-495/14, Theodorakis et Theodoraki c. Conseil, et affaire T-496/14, Berry Investments c. Conseil.
[31] Cour de justice, arrêt du 18 mars 2010, affaire C-419/08 P, Trubowest Handel et Makarov c. Conseil et Commission, par. 42.
[32] Trubowest Handel, cit., par. 59 et s.
[33] En tant qu’institution de l’Union dotée de personnalité juridique et d’un patrimoine propre (art. 282, par. 3, TFUE), la BCE est tenue de réparer elle-même les dommages qu’elle pourrait causer.
[34] Cour de justice, arrêt du 9 septembre 2008, affaires jointes C-120/06 P et C-121/06 P, FIAMM et al. c. Conseil et Commission, par. 106.
[35] Accorinti, cit., par. 65.
[36] Or, comme le souligne un auteur, “il n’est notamment pas obligé de se prononcer prioritairement sur l’existence d’un comportement illégal”, voir O. Speltdoorn, Responsabilité (de l’Union européenne), in Répertoire de droit européen, Paris: Dalloz, 2013, p. 28.
[37] Cour de justice, arrêt du 9 sept. 1999, affaire C-257/98 P, Lucaccioni c. Commission, par. 14.
[38] Accorinti, cit., par. 67.
[39] Accorinti, cit., par. 67 et 68.
[40] Cour de justice, arrêt du 16 juin 2015, affaire C-62/14, Gauweiler et al. c. Deutscher Bundestag, par. 68 et par. 75. Voir également le par. 111 des conclusions de l’Avocat général Pedro Cruz Villalón pour cette affaire: “En procédant à un contrôle de l’activité de la BCE, les juridictions doivent donc éviter le risque de se substituer à cette institution, en évoluant sur un terrain hautement technique, requérant une spécialisation et une expérience qui, selon les traités, relèvent de la seule BCE. Par conséquent, l’intensité du contrôle juridictionnel sur l’activité de la BCE devrait, sans ignorer son caractère impératif, être caractérisée par un degré considérable de retenue”.
[41] Accorinti, cit., par. 69.
[42] Ibid.
[43] Compte tenu des limites imposées au format de ce commentaire, nous n’aborderons pas tous les moyens invoqués. A titre indicatif cependant, les requérants avaient également soulevé: le principe de sécurité juridique, le détournement de pouvoir, le principe de proportionnalité, “de cohérence et de rationalité” ainsi que la violation des articles 123 et 127 TFUE et 21 des statuts du Système européen des banques centrales (ci-après SEBC).
[44] Mais voir supra note 12.
[45] Accorinti, cit., par. 74.
[46] Accorinti, cit., par. 75.
[47] Accorinti, cit., par. 76.
[48] Accorinti, cit., par. 81.
[49] Accorinti, cit., par. 79.
[50] Ibid.
[51] Ibid.
[52] Ibid.
[53] Ibid.
[54] Accorinti, cit., par. 82.
[55] Accorinti, cit., par. 85.
[56] Les requérants invoquaient deux arguments principaux au soutien de leur prétention. Il s’agit, premièrement, de la violation du principe d’égalité de traitement tel que consacré dans l’ordre juridique de l’Union, notamment par les articles 20 et 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Deuxièmement, les requérants invoquaient “un principe coutumier” au niveau international selon lequel tous les créanciers doivent être traités de manière égalitaire. Ce principe serait notamment le fondement des clauses dites condicio creditorum ou pari passu. Voir par. 85.
[57] Ibid.
[58] Accorinti, cit., par. 86.
[59] Accorinti, cit., par. 87.
[60] Accorinti, cit., par. 88. Il faut toutefois préciser que le Tribunal rejette cette comparabilité “au regard des principes et des objectifs des règles pertinentes sur lesquelles les agissements incriminés étaient fondés”.
[61] Accorinti, cit., par. 91.
[62] Accorinti, cit., par. 88.
[63] Accorinti, cit., par. 85.
[64] Accorinti, cit., par. 98 à 102.
[65] Accorinti, cit., par. 117 à 123.
[66] Cour de justice, arrêt du 14 octobre 2014, affaires jointes C-12/13 P & C-13/13 P, Buono et al. et Syndicat des thoniers méditerranéens et al. c. Commission, par. 43.
[67] Voir supra note 2.
[68] D’ailleurs, dans deux affaires contre l’Argentine, des titres de dette souveraine ont été qualifiés d’investissement au sens de l’art. 25, par. 1, de la Convention de Washington de 1965 instituant le CIRDI, voir: International Centre for Settlement of Investment Disputes (ICSID), Decision on Jurisdiction and Admissibility of 4 August 2011, case no. ARB/07/5, Abaclat and others v. Argentine Republic ; International Centre for Settlement of Investment Disputes (ICSID), Decision on Jurisdiction and Admissibility of 8 February 2013, case no. ARB/08/9, Ambiente Ufficio S.P.A. and Others v. The Argentine Republic.
[69] Cour de justice, Fahnenbrock et al. c. République Hellénique, cit.