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Abstract: The European Court of Justice ruled in November 2016 on a case where shareholders of a private bank were opposing the Republic of Ireland over recapitalisation measures taken by this Member State against the bank in order to obtain financial assistance from the institutions of the European Union (judgment of 8 November 2016, case C-41/15, Dowling et al. c. Ministère des finances [GC]). This decision shows how the Court of Justice uses the balance of interests in economic and financial matters. New questions nevertheless arise with regards to the scope of the objective of financial stability that is used in this technical field to limit fundamental rights of individuals.
Keywords: financial crisis – State default – recapitalisation of national banks – EU financial assistance to Ireland – protection of shareholders – recapitalisation by means of judicial direction order.
I. Introduction
Jugé par la Grande Chambre, l’arrêt rendu par la Cour de justice en date du 8 novembre 2016 s’inscrit dans un mouvement jurisprudentiel fortement marqué par la crise financière de 2008. Depuis plusieurs années, on constate en effet un accroissement des décisions de la Cour rendues en matière de gouvernance économique et monétaire, qui s’explique par la multiplication des mesures prises pour faire face à la crise financière. Un volume non négligeable de ces décisions est mentionné par l’Avocat Général Whal au point 35 de ses conclusions, en particulier à la note de bas de page 11.[1] Comme le précise ce dernier, “la crise financière a non seulement donné lieu à un certain nombre de décisions importantes de la Cour, mais elle a également favorisé des contentieux engagés en rapport avec l’adoption de mesures pour secourir des établissements de crédits défaillants”.[2] Cela se constate au cours de l’année 2016 dans les décisions Ledra Advertising,[3] Mallis et Malli[4] ou Kotnik.[5] Comme dans ces affaires, la Cour va être confrontée à des intérêts divergents, entre lesquels une mise en balance va être opérée. Dans l’arrêt Dowling, l’arbitrage va être rendu entre les intérêts privés des justiciables et l’objectif général de garantie de la stabilité du système financier.
La décision commentée avait pour origine l’adoption, par le Conseil, d’une décision d’exécution 2011/77 le 7 décembre 2010 qui prévoyait l’octroi d’une assistance financière à l’Irlande.[6] Cette aide était assortie de certaines contreparties, notamment de restructurations et de recapitalisations importantes dans un secteur bancaire irlandais passé très proche de la faillite lors de la période 2008-2010.[7]
En vue de remplir ses obligations à la date prévue par la décision d’exécution, l’État irlandais a recapitalisé certaines banques. La banque centrale irlandaise a notamment ordonné à la société ILP de lever des fonds propres, pour un montant de quatre milliards d’euros. Puis, en juillet 2011, l’État irlandais a formulé une proposition de recapitalisation à l’assemblée générale de ILPGH, qui l’a refusée. Devant ces refus répétés, le gouvernement a décidé de procéder à la recapitalisation par injonction judiciaire. Accordée par la High Court dans les termes demandés, elle permet au ministre d’obtenir 99,2 pour cent des actions de la banque sans décision de l’assemblée générale des actionnaires. Certains actionnaires de ILPGH ont toutefois décidé de contester cette décision, car elle contrevenait selon eux à la deuxième directive 77/91/CEE du Conseil[8] en ce qu’elle avait été décidée sans consultation des actionnaires de la société visée par la recapitalisation. Ces arguments vont être contestés par la banque et les autorités irlandaises, qui considéraient qu’une telle décision s’imposait pour “garantir la sécurité d’un établissement d’importance systémique pour l’Irlande et l’Union”.[9]
L’interrogation à laquelle allait devoir répondre le juge national était donc de savoir s’il convenait de faire prévaloir les dispositions du droit de l’Union dans une situation aussi critique que celle au principal. Ce dernier a décidé de surseoir à statuer et de poser deux questions préjudicielles à la Cour. La première concernait la compatibilité de décisions d’injonction telles que celle au principal avec le droit dérivé pertinent, alors que la seconde envisageait plus spécifiquement le cas où cette décision d’injonction avait été prise sans consultation de l’assemblée générale des actionnaires. Ces questions constituent en définitive une variation autour du même thème, et seront traitées de manière conjointe par la Cour de justice sur la base des conclusions de son Avocat Général.[10] Le problème posé en l’espèce était donc celui de la compatibilité des mesures d’urgence prise pour sauvegarder certaines banques commerciales avec le droit de l’Union. La Cour allait se saisir d’une problématique maniée avec une récurrence croissante en vue de préciser les contours de sa jurisprudence relative au domaine financier, en reprenant des méthodes d’analyse fréquemment utilisées dans d’autres domaines du droit de l’Union. L’arrêt rendu se caractérise par les circonstances spécifiques de l’espèce, qui imposent à la Cour d’opérer une mise en balance au détriment des actionnaires privés en vue de garantir la stabilité du système financier (II). Cela ne va pas sans soulever des questions générales sur l’étendue de sa marge d’appréciation et la délimitation de cet objectif supérieur (III).
II. La mise en balance en matière financière – des circonstances délicates
Les requérants contestaient en l’espèce l’imposition de la recapitalisation prévue dans la décision d’exécution de 2011 par le biais d’une injonction judiciaire portant à 99,2 pour cent la part de l’État dans cette société, malgré un premier refus de leur assemblée générale. Ils invoquaient au soutien de leur recours la deuxième directive 77/91 CEE du Conseil, relative à la protection des droits des associés dans la constitution et la modification du capital des sociétés anonymes.[11] Enfin, les requérants avaient formulé une demande de réouverture de la procédure orale après avoir entendu l’Avocat général. Ils estimaient que l’Irlande disposait des ressources nécessaires pour recapitaliser sans injonction judiciaire, comme le montrait des décisions de la Commission constatant l’octroi par l’Irlande d’aides d’État sur la période concernée. Estimant être suffisamment éclairée, la Cour rejette cette demande.[12]
Selon l’Avocat général Wahl, “le leitmotiv de la question examinée est, une fois de plus, celle des limites aux pouvoirs du gouvernement de racheter, en période de crise, un établissement de crédit défaillant qui constitue un des piliers de l’économie. En l’occurrence, la limite en cause est établie par les droits que les actionnaires, réunis en assemblée générale, tirent du droit de l’Union […] d’opposer leur veto à ce rachat”.[13] La Cour relève une contradiction entre le droit dérivé invoqué par les requérantes et le rachat opéré par l’Irlande pour faire face à une perturbation grave de l’économie. Pour elle, “les exigences visées [par la deuxième directive 77/91] n’ont pas été appliquées”.[14] Cette contradiction suffit-elle à annuler le rachat destiné à assurer la viabilité du secteur bancaire et l’équilibre d’ensemble du système financier? Une mise en balance va être réalisée entre les intérêts des requérants et l’objectif général poursuivi par l’opération de rachat.
Cette situation fait écho à une jurisprudence bien établie sur la conciliation d’intérêts de même nature au sein du marché intérieur. Face à un conflit entre normes équivalentes, la Cour choisit d’opérer une mise en balance pour résoudre le différend dont elle est saisie. Les prémices de cette jurisprudence s’observent avec les jurisprudences Cinéthèque[15] et Familiapress.[16] Les affaires permettant à la Cour de consolider sa jurisprudence sur la question jalonneront la décennie 2000.[17] En parallèle, on assiste depuis 2008 à une multiplication d’arrêts rendus en matière de gouvernance économique et financière. Il était finalement assez logique que ces deux blocs de jurisprudence se rencontrent. Dans l’affaire en cause au principal, la Cour de justice va appliquer la même méthode d’analyse que celle de la mise en balance d’intérêts divergents au sein du marché intérieur. Il faut d’abord évaluer si des restrictions existent, avant d’envisager si ces dernières peuvent être justifiées.
La Cour retient au point 42 l’existence d’une restriction aux droits des actionnaires qui peut, toutefois, être justifiée. Contrairement à ce que soutenaient les requérants, le droit dérivé applicable ne s’oppose pas à l’ordonnance d’injonction litigieuse. La Cour ne remet pas en cause l’applicabilité de la directive invoquée à des faits tels que ceux de l’espèce, dans le cadre d’un fonctionnement normal, contre des “actes pris par des organes desdites sociétés”.[18] Comme dans sa décision Kotnik, elle retient qu’une recapitalisation des banques sans approbation de leur Conseil d’administration est conforme au droit de l’Union dans certaines circonstances exceptionnelles. Ainsi, “la protection que la deuxième directive confère aux actionnaires et aux créanciers d’une société anonyme, en ce qui concerne le capital social de celle-ci, ne s’étend pas à une telle mesure nationale adoptée dans une situation de perturbation grave de l’économie et du système financier d’un État membre qui vise à remédier à une menace systémique pour la stabilité financière de l’Union”.[19]
La Cour suit son Avocat Général, qui avait déjà eu l’occasion de se prononcer dans l’affaire Kotnik. Elle décide de faire prévaloir la stabilité des banques sur les intérêts de leurs actionnaires, “dans le but d’éviter un risque systémique et d’assurer la stabilité financière de l’Union”.[20] Comme elle le précise, “bien qu’il y ait un intérêt général clair à garantir à travers l’Union une protection forte et cohérente des actionnaires et des créanciers, cet intérêt ne peut être considéré comme primant en toutes circonstances sur l’intérêt général consistant à garantir la stabilité du système financier”.[21] Une menace exceptionnelle pour la stabilité du système financier peut justifier l’adoption de mesures d’injonctions visant à recapitaliser des banques sans recueillir l’assentiment de leurs actionnaires. Cette décision s’explique par la situation irlandaise, et par l’octroi d’une aide financière à cet État pour sauver ses banques. La Cour rate toutefois l’occasion de préciser l’étendue du principe de stabilité du système financier, qui permet de déroger aux droits fondamentaux des justiciables.
III. La mise en balance en matière financière – des interrogations nouvelles
La mise en balance réalisée dans la décision Dowling est opérée en faveur de la décision d’injonction imposant la recapitalisation de la banque et son basculement sous pavillon public, au détriment des actionnaires privés protégés par le droit dérivé de l’Union. Cela est justifié par le caractère exceptionnel de la mesure et des circonstances dans lesquelles celle-ci a été adoptée. Cette justification casuistique ne masque cependant pas complétement l’émergence de nouvelles questions, aux réponses difficiles à déterminer.
En premier lieu, l’évaluation du caractère urgent de la décision à prendre en vue de sauvegarder l’équilibre du système financier est laissée à la détermination des juridictions nationales. La Cour est tributaire du travail de fond opéré par le juge de droit commun de l’Union, qui doit opérer une conciliation délicate entre l’urgence de la situation dans une matière au caractère extrêmement volatile et les droits fondamentaux que les justiciables tirent de l’ordre juridique de l’Union. Surtout, il est difficile de ne pas être déçu par la délimitation du principe général au nom duquel les droits des justiciables sont contournés. La sauvegarde de l’équilibre du système financier est malheureusement trop difficile à saisir de manière objective et concrète en droit de l’Union. Utilisé par la Cour depuis l’affaire Pringle, cet objectif qui justifie en l’espèce la non-application des droits fondamentaux tirés du droit de l’Union par les justiciables ne dispose pas encore de contours suffisamment nets. La Cour avait précisé dans cette décision que la sauvegarde de l’équilibre du système financier constituait un objectif supérieur,[22] sans préciser l’étendue des implications pour le droit de l’Union. Dans les cas où elle utilise de nouveau la formule, la Cour n’a pas encore réussi à définir ses contours avec précision.[23] La notion, qui n’en est qu’à ses premières utilisations, apparaît encore particulièrement malléable et protéiforme. Sa définition précise n’est manifestement pas à l’ordre du jour, ce qui s’explique sans doute par la volonté de ne pas réduire trop rapidement les possibilités d’utilisation d’un outil avec lequel la Cour devra probablement composer à l’avenir en raison de la multiplication des affaires intéressant la matière financière.
Ce problème de délimitation suscite des interrogations. La solution retenue dans l’affaire Dowling, qui semble pouvoir être transposée sans difficultés à d’autres champs de la matière économique et financière, peut être résumée par la formule suivante: la fin justifie les moyens. La sauvegarde de l’équilibre du système financier justifie en toutes circonstances de déroger aux droits fondamentaux des justiciables. Une telle conclusion nécessite un encadrement plus strict de la Cour, qui a manifestement refusé de saisir l’occasion de clarifier les contours de sa jurisprudence sur cette question délicate. Afin de garantir l’impératif de sécurité juridique et de le concilier avec l’objectif de garantie de la stabilité de l’équilibre financier, la Cour devrait profiter des affaires similaires à venir pour préciser les contours de ce nouveau principe général du droit que la Cour fait progressivement émerger. Il est impératif que le justiciable sache comment cet intérêt supérieur pourra être utilisé, au détriment des droits qu’il tire de l’ordre juridique de l’Union, dans l’entreprise de mise en balance transposée par la Cour aux matières économique et financière.
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European Papers, Vol. 2, 2017, No 2, European Forum, Insight of 16 July 2017, pp. 743-748
ISSN 2499-8249 - doi: 10.15166/2499-8249/152
* ATER, CERIC, Aix-Marseille Université, CNRS, DICE, Aix-en-Provence, France, romain.foucart@univ-amu.fr.
[1] Conclusions de l’AG Whal du 22 juin 2016, affaire C-41/15, Dowling et al. v. Minister for Finance.
[2] Ibid.
[3] Cour de justice, arrêt du 20 septembre 2016, affaire C-8/15 P, Ledra Advertising c. Commission et BCE.
[4] Cour de justice, arrêt du 20 septembre 2016, affaire C-105/15 P, Mallis et Malli c. Commission et BCE.
[5] Cour de justice, arrêt du 19 juillet 2016, affaire C-526/14, Kotnik et al.
[6] Décision d’exécution 2011/77/UE du Conseil du 7 décembre 2010 sur l’octroi d’une assistance financière de l’Union à l’Irlande.
[7] Voir notamment pour un panorama détaillé de la crise financière en Irlande: Sénat, Rapport d’information fait au nom de la Commission des affaires européennes sur la crise financière et bancaire en Irlande par M. Jean-François Humbert, 7 décembre 2010. Comme le constate en effet la Cour, “la crise financière et économique, à laquelle l’Irlande a été confrontée au cours de l’année 2008, a eu des répercussions graves tant sur la stabilité financière des banques irlandaises que sur celle de cet État membre, du fait du lien particulièrement fort qui existait entre l’une et l’autre en raison de la taille relative du secteur bancaire par rapport à la taille de l’économie nationale ainsi que des garanties importantes des dettes bancaires que l’Irlande avait accordées à ces banques nationales au cours de cette année” (Cour de justice, arrêt du 8 novembre 2016, affaire C-41/15, Dowling et al. c. Ministère des finances [GC], par. 22).
[8] Deuxième directive 77/91/CEE du Conseil du 13 décembre 1976 tendant à coordonner pour les rendre équivalentes les garanties qui sont exigées dans les États membres des sociétés au sens de l’article 58 deuxième alinéa du traité, en vue de la protection des intérêts tant des associés que des tiers, en ce qui concerne la constitution de la société anonyme ainsi que le maintien et les modifications de son capital.
[9] Dowling et al. [GC], cit., par. 29.
[10] Ibid., par. 43: “Dans ces conditions, les deux questions posées, qu’il y a lieu d’examiner ensemble, doivent être comprises en ce sens que la juridiction de renvoi cherche, en substance, à savoir si l’article 8, paragraphe 1, ainsi que les articles 25 et 29 de la deuxième directive doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une mesure, telle que l’ordonnance d’injonction en cause au principal, adoptée dans une situation de perturbation grave de l’économie et du système financier d’un État membre qui menace la stabilité financière de l’Union et ayant pour effet d’augmenter le capital d’une société anonyme, sans l’accord de l’assemblée générale de celle-ci, en émettant de nouvelles actions pour un montant inférieur à leur valeur nominale et sans droit de souscription préférentiel des actionnaires existants”.
[11] Directive 77/91.
[12] Dowling et al. [GC], cit., par. 33-39.
[13] Conclusions de l’AG Whal, Dowling et al., cit., par. 40.
[14] Dowling et al. [GC], cit., par. 42.
[15] Cour de justice, arrêt du 11 juillet 1985, affaire C-60/84, Cinéthèque.
[16] Cour de justice, arrêt du 26 juin 1997, affaire C-368/95, Vereinigte Familiapress.
[17] Cour de justice, arrêt du 12 juin 2003, affaire C-112/00, Schmidberger; Cour de justice, arrêt du 14 octobre 2004, affaire C-36/02, Omega; Cour de justice, arrêt du 18 décembre 2007, affaire C-341/05, Laval un Partneri; Cour de justice, arrêt du 22 décembre 2010, affaire C-209/09, Sayn Wittgenstein; Cour de justice, arrêt du 2 juin 2016, affaire C-438/14, Boggendorff von Wolffersdorff.
[18] Dowling et al. [GC], cit., par. 49.
[19] Ibid., par. 50.
[20] Ibid., par. 51.
[21] Ibid., par. 54.
[22] Cour de justice, arrêt du 27 novembre 2012, affaire C-370/12, Pringle, par. 135: “le respect d’une telle discipline contribue à l’échelle de l’Union à la réalisation d’un objectif supérieur, à savoir le maintien de la stabilité financière de l’Union monétaire”.
[23] Cour de justice, arrêt du 21 décembre 2016, affaire C-76/15, Vervloet, par. 100; Cour de justice, arrêt du 10 novembre 2016, affaire C-156/15, Private Equity Insurance Group, par. 51.