Respect des valeurs de l’Union européenne en Pologne: première application du nouveau cadre pour renforcer l’État de droit

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Keywords: European Union values – Arts 7 and 49 TEU – rule of law – European Commission – Poland – framework to strengthen the rule of law.
 

L’Union européenne est, comme le revendiquent l’art. 2 du traité sur l’Union européenne ainsi que le préambule de la Charte des droits fondamentaux, fondée sur un certain nombre de valeurs expressément identifiées. Le TUE souligne ainsi que “l’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'État de droit, ainsi que de respect des droits de l'homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités”, tout en précisant que “ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l'égalité entre les femmes et les hommes”. La Charte rappelle encore que “consciente de son patrimoine spirituel et moral, l'Union se fonde sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d'égalité et de solidarité; elle repose sur le principe de la démocratie et le principe de l'État de droit. Elle place la personne au cœur de son action en instituant la citoyenneté de l'Union et en créant un espace de liberté, de sécurité et de justice”. La syntaxe n’est pas neutre et engage donc l’Union à leur réserver une place et un rôle déterminants pour garantir la cohérence de cette profession de foi.

Différentes dispositions témoignent d’ailleurs d’une volonté de concrétisation des propos qui viennent d’être évoqués. Tout Etat tiers désireux de rejoindre l’Union s’engage notamment à respecter ces valeurs, en vertu de l’art. 49 TUE et des critères de Copenhague. Le corollaire de cette exigence tient à l’obligation analogue qui pèse sur les Etats déjà membres. Un dispositif visant à préserver l’intégrité des valeurs de l’Union a notamment été conçu et consacré par l’art. 7 TUE pour y veiller.

Les doutes relatifs à l’efficacité réelle de ce mécanisme ont toutefois conduit la Commission à créer un outil complémentaire, sous la forme d’un “nouveau cadre pour renforcer l’état de droit”. Les tensions nées des réformes engagées, depuis l’automne 2015, par le nouveau gouvernement du parti politique Droit et justice (PiS) et son président Jaroslaw Kaczynski, l’ont ensuite conduite à y recourir pour la première fois au mois de janvier 2016.

Le nouveau cadre pour renforcer l’état de droit est issu d’une communication de la Commission de 2014.[1] Il vise en réalité à pallier les faiblesses qui caractérisent le dispositif issu de l’art. 7 TUE,[2] qui permet de sanctionner les Etats en cas de “risque clair de violation grave par un Etat membre des valeurs visées à l’article 2”, ou d’“existence d’une violation grave et persistante par un Etat membre des valeurs visées à l’article 2”. La lourdeur de la procédure qui le gouverne, alliée à l’aspect traumatisant de la mise en cause et de la sanction publique auxquelles il est susceptible de conduire en limitent cependant l’efficacité de manière problématique.

L’“affaire autrichienne” qu’avait provoqué l’accession au pouvoir du parti populiste du FPÖ de Jörg Haider lors des élections législatives de 1999 avait déjà souligné l’inadaptation du mécanisme à faire face à certaines situations concrètes. Des leçons avaient été tirées de cet épisode peu glorieux, et avaient conduit à une modification substantielle de l’art. 7 TUE à travers l’introduction de la notion de “risque de violation grave” lors de l’entrée en vigueur du traité de Nice en 2001. Cette évolution n’a pourtant pas produit les effets escomptés, et le président de la Commission d’alors, José Manuel Barroso, soulignait déjà en 2012 “les limites de notre système institutionnel” et le fait qu’il importait “que nous nous dotions d’un arsenal mieux conçu qui ne se borne pas à l’alternative entre le pouvoir d'influence de la persuasion politique et l'“option nucléaire” de l'sicle 7 du traité”.[3] La victoire du FIDESZ de Viktor Orban lors des élections législatives hongroises d’avril 2010 a engendré une nouvelle situation de crise, et provoqué la création du nouveau cadre pour l’état de droit. La majorité absolue dont il bénéficiait alors lui conférait en effet des pouvoirs particulièrement étendus, dont il a usé pour bouleverser en profondeur l’ordre constitutionnel hongrois. Cette évolution y a provoqué, aux yeux des institutions de l’Union, un affaiblissement problématique des standards de l’état de droit qu’elles ne sont, à ce jour, pas parvenues à résoudre. L’enlisement de cette crise comme la réticence communautaire à faire usage de l’art. 7 TUE à cette occasion soulignent le bien-fondé de la démarche de la Commission, ainsi que sa volonté d’introduire un mécanisme complémentaire de préservation de l’état de droit au dispositif déjà existant.

Le nouveau cadre pour renforcer l’état de droit est donc conçu par la Commission comme une étape préalable à un éventuel recours à l’art. 7 TUE. Il vise ainsi à améliorer l’efficacité de la démarche communautaire de protection des valeurs qui fondent l’Union, et à en corriger certaines des faiblesses révélées par les «affaires» autrichienne puis hongroise qui viennent d’être évoquées. La notion d’“état de droit” apparaît, dans la démarche de la Commission, comme la véritable “clé de voûte” de l’ensemble du système de valeurs sur lequel repose l’Union. Elle rappelle en effet qu’il “s’agit de l’un des principes fondateurs découlant des traditions constitutionnelles communes à tous les États membres de l’UE et, en tant que tel, de l’une des valeurs premières sur lesquelles repose l’Union. Ce fait est rappelé à l’art. 2 du traité sur l’Union européenne (TUE), ainsi que dans les préambules du traité et de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne”.[4] Or, “la Commission étant gardienne des traités, il lui incombe de faire respecter les valeurs sur lesquelles l’UE est fondée et de protéger l’intérêt général de l’Union”, et “elle doit, dès lors, jouer un rôle actif à cet égard”.[5] Elle tient donc logiquement une place centrale au cœur de ce nouveau mécanisme, et dans le dialogue qui a été engagé pour la première fois avec l’Etat polonais.

Les réformes entreprises par le nouveau gouvernement du parti Droit et justice renvoient en effet, à certains égards, à la délicate situation hongroise. Afin d’éviter que les germes ne se propagent, la Commission a fait le choix d’en dénoncer clairement et dès les premiers signes d’inquiétude les éléments les plus préoccupants. Alors que le PiS n’était au pouvoir que depuis l’automne 2015, le premier vice-président et commissaire en charge de l’état de droit et de la Charte des droits fondamentaux, Frans Timmermans, contactait donc les autorités polonaises dès le 23 décembre afin de leur réclamer des explications sur la situation en cours. Une lettre officielle leur était également adressée le 30 décembre par la Commission. Parmi les sujets d’inquiétude figuraient notamment la réforme du 24 décembre qui modifiait “la composition et le fonctionnement du Tribunal constitutionnel, où cinq nouveaux juges ont été placés par le nouveau gouvernement, déclenchant un bras de fer avec le président de cette juridiction”, ainsi que celle du 30 décembre qui faisait “expirer, avec effet immédiat, les mandats des membres des directions et des conseils de surveillance de la télévision et de la radio publiques, et a confié le pouvoir de les nommer au ministre du Trésor”.[6]

Afin d’éviter un enlisement de la situation similaire à celui qui caractérise la crise hongroise depuis plusieurs années, le collège des commissaires a donc acté officiellement le recours au mécanisme consacré par le cadre pour renforcer l’état de droit le 13 janvier 2016.[7] Conformément à la procédure en vigueur, un dialogue structuré en plusieurs étapes s’engageait alors entre la Commission et l’Etat polonais. Ce dialogue a notamment été marqué par les différentes visites en Pologne de Frans Timmermans, les 5 avril et 24 mai derniers. Celles-ci n’ont cependant permis d’aboutir à aucune solution concrète ni efficace. Les tensions, au sein de l’Etat et de la société civile polonais n’ont au contraire pas cessé de croître. Plus de 240000 personnes ont manifesté contre le gouvernement le samedi 7 mai à l’occasion de la journée de l’Europe. Ils entendaient ainsi “témoigner de leur attachement aux valeurs européennes et contre “l’appropriation de l’Etat” par le parti de Jaroslaw Kaczynski”, et craignaient notamment “un éloignement symbolique du pays”[8] des valeurs en question.

La mise en œuvre concrète de cette première étape vise en réalité à initier un “processus” d’“échange structuré” entre la Commission et l’Etat membre au sein duquel apparaîtraient des “indices clairs d’une menace systémique avec l’état de droit”.[9] Elle consiste également en une évaluation rigoureuse de la situation par la Commission qui rassemblera et examinera toutes les informations utiles pour apprécier l’existence éventuelle d'une telle menace.[10]

L’absence de résultat probant lors de cette première phase de dialogue et d’évaluation a logiquement conduit la Commission à adresser un “avis sur l’état de droit” à la Pologne le 1er juin 2016.[11] L’objectif de la démarche consiste à la fois à fournir l’occasion à la Commission de préciser ses inquiétudes et sa motivation, tout en permettant à l’Etat membre mis en cause de répondre à celles-ci pour tenter de trouver une issue favorable aux différents problèmes évoqués. Cette procédure est donc logiquement menée dans un esprit de discrétion et le contenu de l’avis n’a pas vocation à être rendu public. Sans que ne soit révélée sa teneur exacte, un certain nombre d’éléments essentiels ont toutefois été précisés par l’intermédiaire d’un communiqué de presse.[12] On constate ainsi que “le gouvernement polonais n'a pas encore pris les mesures concrètes qui s'imposent pour remédier aux inquiétudes de la Commission”, et qu’elle adoptait donc l’avis qui vient d’être évoqué “afin de contribuer à orienter ces utiles discussions en cours sur les mesures concrètes qui s'imposent pour dissiper la menace systémique qui pèse sur l'état de droit”.[13] Différents éléments entretenaient le doute, parmi lesquels figuraient notamment le problème de la nomination des juges au Tribunal constitutionnel, le fonctionnement général de ce Tribunal, et enfin l’effectivité du contrôle constitutionnel sur de nouvelles lois, notamment celle sur les médias.

La situation est aujourd’hui figée à ce stade de la procédure sans qu’aucune solution adaptée n’ait pour le moment pu être proposée. Deux étapes supplémentaires sont encore susceptibles d’être franchies, avant d’envisager un éventuel recours à l’option “nucléaire” de l’art. 7 TUE. Si la Commission constatait en effet que son avis sur l’état de droit ne recevait aucun écho positif chez le gouvernement polonais, et qu’aucune mesure n’était adoptée pour tenter de se conformer à sa volonté, elle serait alors en mesure de lui adresser une “recommandation sur l’état de droit”. Plus directive, celle-ci permettra à la Commission d’indiquer “clairement les motifs de ses inquiétudes et elle recommandera à l’État membre de résoudre les problèmes recensés dans un certain délai et de l'informer des mesures prises à cet effet. Si nécessaire, la recommandation peut préconiser des moyens et des mesures pour remédier à la situation”.[14] Enfin, dans un dernier temps et dans l’hypothèse où les mesures préconisées seraient à nouveau demeurées sans effet notable, la Commission devrait alors contrôler le suivi de cette recommandation. Une telle démarche “peut reposer sur de nouveaux échanges avec l’État membre et pourrait, par exemple, porter sur la persistance ou non de certaines pratiques préoccupantes, ou sur la manière dont l'État membre applique les engagements qu'il a pris entretemps pour remédier à la situation. Faute de suite satisfaisante donnée à la recommandation dans le délai imparti, la Commission envisagera de recourir à l'un des mécanismes prévus à l'article 7 du TUE”.[15] L’application de telles mesures à la situation Polonaise reste donc, si elle n’a pas encore été évoquée concrètement, tout à fait envisageable si son gouvernement n’infléchit pas rapidement la ligne de son action.

Dans un contexte de crise globale du projet d’intégration européenne, la situation polonaise ne manque pas de susciter une vive inquiétude. Ce constat de régression démocratique au sein d’un Etat pourtant membre d’une Union qui prétend à l’irréprochabilité en la matière s’inscrit en effet dans un processus plus large de remise en question de ses fondements les plus essentiels.

De la crise économique à la crise migratoire, en passant par le Brexit ou la crise sécuritaire, le navire communautaire tangue dangereusement à mesure que la violence des bordées qu’il affronte s’intensifie. Chacune d’entre-elles se nourrit en-effet de l’incertitude et de l’affaiblissement général que provoquent les autres crises. La remise en cause contagieuse de certains des standards les plus essentiels de l’Etat de droit, en Hongrie et en Pologne, laisse à cet égard craindre une propagation plus large encore. Les atermoiements constatés dans la gestion de la crise des réfugiés, et la virulence des désaccords qu’elle a mis à jour entre différents Etats membres de l’Union appellent à une réaction ferme de ses institutions. La mobilisation, par la Commission, du nouveau cadre pour renforcer l’état de droit afin de tenter de juguler les effets de la crise polonaise est donc évidemment bienvenue.

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European Papers, Vol. 1, 2016, No 3, European Forum, Highlight of 15 October 2016, pp. 1283-1288
ISSN
2499-8249 - doi: 10.15166/2499-8249/78

* Attaché temporaire d'enseignement et de recherche, Aix-Marseille Université, CERIC, simonlabayle@hotmail.fr.

[1] Communication COM(2014) 158 final du 11 mars 2014 de la Commission au Parlement européen et au Conseil, Un nouveau cadre de l'UE pour renforcer l'état de droit.

[2] “1. Sur proposition motivée d’un tiers des États membres, du Parlement européen ou de la Commission européenne, le Conseil, statuant à la majorité des quatre cinquièmes de ses membres après approbation du Parlement européen, peut constater qu’il existe un risque clair de violation grave par un État membre des valeurs visées à l'article 2. Avant de procéder à cette constatation, le Conseil entend l'État membre en question et peut lui adresser des recommandations, en statuant selon la même procédure.
Le Conseil vérifie régulièrement si les motifs qui ont conduit à une telle constatation restent valables.
2. Le Conseil européen, statuant à l'unanimité sur proposition d'un tiers des États membres ou de la Commission européenne et après approbation du Parlement européen, peut constater l'existence d'une violation grave et persistante par un État membre des valeurs visées à l'article 2, après avoir invité cet État membre à présenter toute observation en la matière.
3. Lorsque la constatation visée au paragraphe 2 a été faite, le Conseil, statuant à la majorité qualifiée, peut décider de suspendre certains des droits découlant de l'application des traités à l'État membre en question, y compris les droits de vote du représentant du gouvernement de cet État membre au sein du Conseil. Ce faisant, le Conseil tient compte des conséquences éventuelles d'une telle suspension sur les droits et obligations des personnes physiques et morales.
Les obligations qui incombent à l'État membre en question au titre des traités restent en tout état de cause contraignantes pour cet État.
4. Le Conseil, statuant à la majorité qualifiée, peut décider par la suite de modifier les mesures qu'il a prises au titre du paragraphe 3 ou d'y mettre fin pour répondre à des changements de la situation qui l'a conduit à imposer ces mesures.
5. Les modalités de vote qui, aux fins du présent article, s'appliquent au Parlement européen, au Conseil européen et au Conseil sont fixées à l'article 354 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne”.

[3] J. Barroso, Discours sur l’état de l’Union 2012, 12 septembre 2012, Speech/12/596.

[4] Communication COM(2014) 158 final, cit., p. 2.

[5] Ibidem.

[6] Bulletin Quotidien Europe, n° 11467, 14 janvier 2016.

[7] Commission européenne, Etat de droit en Pologne: la Commission lance un dialogue, Réunion hebdomadaire, 13 janvier 2016.

[8] Le Monde, 10 mai 2016.

[9] Communication COM(2014) 158 final, cit., p. 8.

[10] Ibidem.

[11] Commission européenne, La Commission adopte un avis sur la situation de l’état de droit en Pologne, Communiqué de presse, 1er juin 2016.

[12] Ibidem.

[14] Communication COM(2014) 158 final, cit., p. 9.

[15] Ibidem.

 

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