Précisions sur la gestion du système européen d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre

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Keywords: greenhouse emission scheme – allowances – thievery – rectification decision – Kyoto Protocol – legal certainty.
 

Plus de dix ans après son adoption, la directive 2003/87 CE[1] du Parlement européen et du Conseil du 13 octobre 2003 établissant un système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre dans la Union (SEQE) constitue une source toujours plus importante de contentieux. Deux affaires récentes trouvant leur origine dans les dispositions de ce texte sont, à cet égard, particulièrement intéressantes. Au-delà des précisions techniques apportées au régime juridique du SEQE, ces affaires sont l’occasion de revenir en détail sur des notions clés du contentieux du droit de l’Union, qui dépassent la matière environnementale.

Prise dans le prolongement du protocole de Kyoto, la directive 2003/87 CE vise à intégrer les engagements pris à l’échelle internationale dans le cadre communautaire en réduisant progressivement les émissions anthropiques de gaz à effet de serre[2] sur le territoire de l‘Union. A cet effet, le texte met en place un marché européen de quotas d’émissions de gaz à effet de serre qui impose un plafond pouvant être émis annuellement par les entreprises concernées, en fonction duquel celles-ci reçoivent des quotas d’émission. Les quotas reçus doivent être complétés s’ils s’avèrent insuffisants pour couvrir les émissions annuelles de l’entreprise en question. A l’inverse, ils peuvent être vendus si celles-ci en détiennent davantage que nécessaire. Depuis 2013, la vente aux enchères a remplacé l’allocation à titre gratuit comme principale méthode d’allocation des quotas, dans le but de limiter les émissions des opérateurs économiques. Selon l’art. 9 de la directive, chaque État élabore donc un Plan National d’Allocation des Quotas (PNAQ) précisant la quantité et les modalités d’attribution des quotas d’émission, avant de le soumettre à l’approbation de la Commission européenne. Les transactions effectuées à cet effet sont inscrites sur des registres nationaux, supervisés par la Commission. Ayant pour origine des circonstances factuelles complexes, les deux affaires commentées différaient au niveau procédural. L’une faisait l’objet d’un renvoi préjudiciel devant la Cour alors que l’autre consistait en un pourvoi formé contre un arrêt rendu par le Tribunal de l’Union.

Cette dernière affaire avait pour origine la consultation par une personne non autorisée des comptes de la branche roumaine de la société Holcim, sur lesquels étaient stockés ses quotas d’émission. La requérante alléguait qu’un million de quotas, d’une valeur totale de 15 millions d’euros, lui avaient été dérobés à la suite de cette opération en novembre 2010.[3] Celle-ci demandait à la Commission de geler les comptes par lesquels ces quotas avaient transité, ce qui fut refusé au motif que la récupération des quotas dérobés relevait seule du droit national.[4] La demande d’arrêt de tout transfert de quotas fut elle aussi refusée par la Commission, du fait de son caractère manifestement disproportionnée et de son manque de base légale.[5]

Au même moment, une procédure en référé était engagée contre la Commission devant le tribunal de grande instance de Bruxelles, qui visait à divulguer le nom des détenteurs des comptes et à bloquer tous les registres nationaux. La requérante soutenait cette procédure en défendant les arguments invoqués par la partie ayant introduit la requête.[6] Le président du tribunal des référés de Bruxelles se déclara toutefois sans juridiction pour statuer sur la demande de référés. La requérante fit alors valoir à la Commission que celle-ci était liée par un devoir implicite, celui de rechercher une solution pour indemniser le préjudice subi par les entreprises qui utilisent des quotas sans adopter un comportement fautif. Elle indiquait aussi souhaiter engager une procédure contentieuse, dans le but d’indemniser sa perte. Après avoir essuyé le refus de la Commission, la requérante déposa un recours devant le Tribunal de l’Union, par lequel elle demanda de faire constater que le comportement de la Commission constituait la cause du préjudice subi, et d’ordonner à l’Union de lui verser un montant pécuniaire équivalent au total des quotas dérobés.[7] Le Tribunal rejeta cette demande après une argumentation de 300 points, les conditions nécessaires à l’engagement de la responsabilité de l’Union n’étant pas réunies.

L’affaire 191/14 concernait quant à elle des entreprises installées en Autriche, aux Pays-Bas et en Italie. Ces dernières contestaient l’attribution de quotas d’émission à titre gratuit par les autorités nationales résultant de la mise en œuvre d’une décision de la Commission visant à appliquer un facteur de correction à l’allocation des quotas. Cette décision réduisait le volume de quotas alloués à titre gratuit aux entreprises émettrices afin de mieux prendre en compte leur situation réelle. Les questions préjudicielles soulevées visaient, comme le remarque l’AG Kokott, à “remettre en question le facteur de correction uniforme transsectoriel prévu par la directive”.[8]

Au delà des précisions générales apportées en matière de procédure, ces deux arrêts nous renseignent également sur les pouvoirs de la Commission. Dans les deux cas, la Cour va déterminer si la gestion du SEQE par la Commission est conforme au droit de l’Union, avant d’en tirer les conséquences juridiques.

Que ce soit dans l’abstention d’agir dans l’affaire Holcim ou dans l’application du facteur de correction dans les affaires jointes Borealis, les requérantes cherchaient à démontrer que la Commission européenne avait manqué à sa mission de supervision du SEQE. Dans les affaires Borealis, l’argumentation des requérantes était basée sur la démonstration d’une irrégularité dans la procédure d’adoption des décisions ayant instauré le facteur de correction.[9] Selon les requérantes, ces décisions sont illégales, car elles modifient certains aspects essentiels du système de la directive 2003/87 CE alors qu’elles n’avaient pas été prises selon une procédure équivalente à celle été utilisée pour l’adoption de la directive elle même.[10] L’affaire Holcim pose quant à elle la question de la responsabilité de l’Union du fait de la Commission, qui avait refusé de procéder à la divulgation de l’emplacement des quotas dérobés ainsi qu’à leur blocage sur des comptes spéciaux.

Dans ses conclusions relatives aux affaires Borealis, l’AG relève tout d’abord que “la décision qui détermine le facteur de correction applicable est invalide car elle n’est manifestement pas motivée de manière suffisante”.[11] Toutefois, il ne lui apparaît pas que la procédure d’adoption de cette décision pose problème en elle-même. La décision en cause  étant une mesure d’exécution, l’objection soulevée par les requérantes doit, selon l’AG, être réfutée.[12] Notons aussi que le Tribunal n’avait fait droit à aucune demande des requérantes dans l’affaire Holcim, que celles-ci portent sur la divulgation des informations demandées ou sur le gel des comptes sur lesquels avaient transité les quotas. La Cour de Justice va confirmer l’analyse développée par son AG et par la juridiction de première instance quant à la gestion du système de la directive 2003/87 CE par la Commission.

Il ressort de l’appréciation de la Cour que la manière dont la Commission a géré le “vol” de quota d’émission allégué par Holcim dans la première affaire ne porte pas atteinte au droit de l’Union. Comme le rappellent les juges de Kirchberg, les dérogations à la règle générale de confidentialité des données doivent être interprétées de manière stricte.[13] La Commission et le Tribunal ont, à cet égard, dûment pris en considération les intérêts des entreprises lésées, en leurs rappelant les détails des procédures à leur disposition pour lancer des mécanismes de récupération des quotas dérobés.[14] La Cour confirme aussi la position de la Commission et du Tribunal, qui refusaient de voir intégrées dans l’ordre juridique de l’Union les unités issues du protocole de Kyoto.[15] Il en va de même pour les arguments de la requérante tenant au non respect du principe de bonne administration par la Commission. Dans la mesure où il était impossible pour la Commission de bloquer les comptes de l’entreprise en cause sans interférer avec l’équilibre du système dans son ensemble, la Commission ne pouvait pas procéder au blocage des quotas litigieux. Par conséquent, le principe de bonne administration a été respecté par la Commission qui, contrairement à ce que prétendait Holcim, ne dispose pas du pouvoir de procéder au blocage des quotas inscrits sur les registres nationaux. L’art. 20 de la directive l’empêche en effet précisément de procéder de la sorte. Enfin, la Cour décide aussi d’écarter le moyen de la responsabilité sans faute pour les mêmes motifs que le Tribunal dans l’arrêt de 2014.

La position retenue dans la deuxième affaire diffère sensiblement sur la gestion du SEQE par la Commission. La décision instaurant le facteur de révision n’a en effet, selon la Cour, pas été motivée de manière suffisante. Reprenant les conclusions de l’AG, la Cour retient l’illégalité de la décision 2013/448 instaurant le facteur de révision, en précisant que la Commission aurait dû veiller à ce que les Etats membres lui communiquent les données pertinentes. Ainsi, cette dernière aurait pu s’assurer que l’application du facteur de correction ne produise pas d’effets disproportionnés sur les opérateurs économiques visés.

La décision 2013/338 instaurant le deuxième facteur de révision est donc invalide du fait d’un manque de vigilance de la part de la Commission. La question du degré de vigilance de l’institution qui supervise le SEQE est en question. Si les critères d’évaluation permettant de déterminer le degré de vigilance de l’institution ne sont pas fournis, la Cour procède à un contrôle de légalité classique de l’action de la Commission dans sa mission de coordination des contrôles nationaux opérés au sein du SEQE. Les conclusions relatives au comportement de la Commission dans l’une et l’autre affaire vont, logiquement, aboutir à des conclusions différentes de la Cour.

L’abstention d’agir de la Commission dans l’affaire Holcim est conforme au droit de l’Union, alors que la mise en œuvre du facteur de révision issu d’une décision mal fondée y contrevient. Si ces deux comportements emportent des conséquences juridiques différentes, ils sont l’occasion d’apporter des éclaircissements sur des problématiques du droit de l’Union dépassant le cadre du SEQE, notamment celle de la responsabilité ou de la modulation des effets des arrêts préjudiciels dans le temps.

L’inaction de la Commission n’aboutira pas, dans l’affaire Holcim, à retenir la responsabilité de l’Union, contrairement aux prétentions de la requérante. La responsabilité pour faute de l’Union du fait du jugement du Tribunal doit en effet être rejetée, ce dernier ayant, contrairement aux allégations de la requérante, suffisamment pris en compte les intérêts des entreprises victimes du vol.[16] Cette dernière envisageait même la possibilité de retenir la responsabilité sans faute de l’Union. Toutefois, le défaut de motivation de la décision par laquelle la Commission refuse de divulguer l’identité des détenteurs de quotas ne revêt pas le caractère anormal et spécial requis par la Cour pour envisager d’examiner l’existence même d’une responsabilité sans faute de l’Union.[17] La requérante se borne en effet à invoquer le défaut de motivation sérieuse du Tribunal dans son premier arrêt. Cet élément ne revêt manifestement pas le caractère suffisamment anormal et spécial pour que la Cour envisage de s’étendre sur un régime de responsabilité qu’elle n’a encore jamais consacré.

Malgré des circonstances et une conclusion différente quant à la qualification du comportement de la Commission dans sa mission de gestion du SEQE, le résultat sera le même dans l’affaire Borealis. Alors que la décision de 2013 fixant le facteur de correction des quotas d’émission est considérée comme insuffisamment motivée par les juges de Kirchberg, il n’est pas fait mention d’un engagement de la responsabilité de l’Union.

Au delà, l’enseignement principal de la deuxième décision concerne la limitation dans le temps des arrêts rendus sur question préjudicielle. L’interrogation des juridictions nationales tenait ici aux conséquences à attacher à l’invalidation de la décision de 2013 fixant le facteur transsectoriel de révision applicable aux requérantes. L’invalidation de la décision devait-elle produire des effets rétroactifs, comme cela est normalement le cas, ou devaient-ils au contraire se déployer uniquement pour l’avenir? La Cour peut, comme elle rappelle au point 103 de la décision, indiquer “dans chaque cas particulier, ceux des effets de l’acte considéré qui doivent être déclarés définitifs”[18] pour des motifs tenant à la protection de l’impératif de sécurité juridique. Dans la mesure où le facteur de correction transsectoriel contribue à la réalisation des objectifs de la directive 2003/87, la déclaration d’invalidité de son art. 4 pourrait produire des conséquences non négligeables sur un nombre élevé de rapports juridiques établis de bonne foi.[19] La Cour constate, de plus, que cette déclaration d’invalidité pourrait faire obstacle à l’allocation de quotas “corrigés” dans la période postérieure au prononcé de l’arrêt, ce qui aurait pour conséquence de mettre en péril la réalisation du SEQE et des objectifs de la directive.[20] La Cour semble donc sensible à une limitation dans le temps des effets de la déclaration d’invalidité de la décision à la base du facteur de révision transsectoriel. Après avoir exposé les arguments classiques en faveur de la limitation, la Cour rappelle la possibilité d’une exception dans l’exception. C’est l’hypothèse de la prime au requérant, reconnue par la Cour lors de ses nombreux arrêts Roquette[21] afin de ne pas dissuader les justiciables d’introduire des requêtes permettant de mettre en lumière des problèmes de droit de l’Union. Toutefois, la Cour considère que cette exception n’a pas vocation à s’appliquer. Suite à la déclaration d’invalidité, la Commission devra en effet adopter une nouvelle décision, mettant en place un facteur de révision qui aboutira vraisemblablement à un abaissement de la quantité annuelle maximale de quotas à payer par les requérantes.[22] Difficile de comprendre comment la Cour arrive à une telle conclusion pour écarter cette possibilité. Si, pour reprendre la formulation de la Cour, “il n’est pas exclu que la révision du facteur de correction aboutisse à l’abaissement de la quantité annuelle maximale de quotas”, il n’est pas non plus à exclure que cette révision aboutisse à un résultat différent.[23]

La solution retenue constitue en définitive une voie médiane. La Cour décide en effet de reprendre une suggestion exprimée par son AG aux points 216 et suivants de ses conclusions.[24] La solution adoptée consiste à retenir l’invalidité de la décision fixant le facteur de révision transsectoriel, mais uniquement à une date ultérieure au prononcé de l’arrêt. Ainsi, possibilité est laissée à la Commission d’adopter une version conforme du facteur de révision, qui s’appliquera dès la date d’effet d’invalidité, afin de préserver les principes de sécurité juridique et de confiance légitime. Si le délai d’un an préconisé par l’AG pour que la Commission revoie sa copie est finalement ramené à dix mois par la Cour, cette solution semble la plus à même de garantir la balance des intérêts en présence, de sauvegarder la sécurité juridique et la confiance légitime des justiciables tout en assurant l’effectivité des dispositions pertinentes du droit de l’Union.

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European Papers, Vol. 1, 2016, No 3, European Forum, Highlight of 15 October 2016, pp. 1273-1278
ISSN
2499-8249 - doi: 10.15166/2499-8249/79

* Doctorant contractuel, CERIC, Aix-Marseille Université, rom.foucart@gmail.com.

[1] Directive 2003/87 CE du Parlement européen et du Conseil du 13 octobre 2003 établissant un système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre dans la Communauté et modifiant la Directive 96/61 CE.

[2] Ibid., Considérant 4.

[3] Tribunal, arrêt du 18 septembre 2014, affaire T-317/12, Holcim (Romania) SA c. Commission européenne, par. 23.

[4] Cour de Justice, arrêt du 7 avril 2016, affaire C-556/14 P, Holcim (Romania) SA c. Commission européenne, par. 30.

[5] Ibid., par. 27 et 28.

[6] Ibid., par. 30.

[7] Ibid., par. 44 et 45.

[8] Conclusions de l’AG Kokott présentées le 12 novembre 2015, affaire C-191/14, Borealis, par. 31.

[9] Cour de Justice, arrêt du 28 avril 2016, affaire C-191/14, Borealis, par. 19.

[10] Ibid., par. 19, 22, 31.

[11] Conclusions de l’AG Kokott, Borealis, cit., par. 150.

[12] Ibid., par.186.

[13] Holcim (Romania) SA c. Commission européenne, cit., par. 48.

[14] Ibid., par. 54.

[15] Ibid., par. 67.

[16] Holcim (Romania) SA c. Commission européenne, cit., par. 52.

[17] Ibid., par. 105.

[18] Borealis, cit., par. 103.

[19] Ibid., par. 105.

[20] Ibid., par. 106.

[21] Ibid., par. 108.

[22] Ibid., par. 109.

[23] Ibid., par. 109.

[24] Conclusions de l’AG Kokott, Borealis, cit., par. 216.

 

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